Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/673

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Qu’avait elle à craindre ? Les paysans, libérés par elle des tailles et des corvées, ne s’étaient jamais sentis plus heureux qu’à la fin du XVIIIe siècle. Du reste, ils n’avaient que de lointaines accointances avec les conquérans, massés dans les villes. Les paroisses étaient devenues leurs camps retranchés. Ils ne demandaient qu’à travailler en paix. Leur amitié pour la France faisait partie de leur patrimoine et de leur religion. Ils aimaient à la voir dans leurs rêves, comme à voir leurs beaux écus dans leur coffre et leurs Saints sur leurs autels.

Mais le bénéfice des lois anglaises, dont ils jouissaient, ne s’étendait point aux populations urbaines. Elles avaient à supporter les tracasseries d’une administration défiante et le mépris du haut commerce entièrement britannique. Pour elles, la conquête était une réalité de tous les instans, et l’Habeas corpus un songe. Resserrés entre les murs d’une ville, les deux peuples sentaient leurs pointes. Les Anglais reprochaient surtout aux Français d’être des Français, et leur esprit gouailleur qui se raillait de tout, même des persécutions bureaucratiques, comme les gamins de Québec se taillaient des fifres et des flûtes dans les tiges de ciguë dont l’odeur, à l’automne, infestait la ville. Ils leur reprochaient aussi leur fierté. « En voyant passer ces damnés Français avec leurs uniformes et leurs épées, s’écriait le général Murray au lendemain de l’occupation, on ne reconnaît plus les vainqueurs des vaincus ! » Les Français reprochaient surtout aux Anglais d’être des Anglais, leur morgue, leur roideur, leurs froids sarcasmes et l’usage persistant des Châtimens corporels appliqués aux soldats. Tous les vendredis, les gens de Québec, qui fréquentaient le marché de la ville haute, entendaient sortir de la cour des casernes les cris de douleur que le martinet arrachait encore, à défaut de sang, aux échines parcheminées. Un soldat français déserteur, condamné au maximum de la peine, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf coups, les subit sans sourciller. Il se rhabilla seul, et se tournant vers le duc de Kent qui avait procédé lui-même à son arrestation et qui assistait au supplice, il s’écria, le doigt sur le front : « C’est avec du plomb, Monseigneur, et non avec du fouet que l’on dompte un soldat français ! » Ce soldat se nommait La Rose. Le duc ne permit point qu’on employât le plomb ; et pourtant, quand il l’avait arrêté à la Pointe aux Trembles, l’homme avait regretté de ne pas avoir son pistolet