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Canada que, deux siècles plus tôt, aux Européens les curiosités du Mexique et du Pérou. En 1795, M. de Gaspé se rappelait être allé voir avec ses camarades une bête prodigieuse qui venait de débarquer d’un navire anglais : c’était un âne. Les poêles de fer ne firent leur apparition qu’à la fin du XVIIIe siècle ; et l’on se rendait, le dimanche, d’une lieue à la ronde, chez l’heureux propriétaire d’un meuble si rare et si précieux. La ville de Québec ne comptait en 1812 que trois pianos et juste autant de carrosses. Pour les paysans, tout ce qui était français gardait une supériorité incontestable, même « la bonne picote » qu’ils préféraient au vaccin. L’aristocratie, toujours moins conservatrice, souriait aux nouveautés anglaises. Quand le petit Gaspard de Lanaudière, qui avait été en pension à Londres, rentra au pays de ses ancêtres, son costume pareil à celui des marins de la flotte britannique, — gilet, veste et pantalon bleus, bas de coton blanc, escarpins au ruban noir, chemise ouverte à la Byron et cheveux ras sans poudre, — surprit et enchanta les dames canadiennes. Leurs enfans vêtus en petits marquis, avec une énorme queue enrubannée et un habit qui leur traînait sur les talons, leur parurent « aussi empesés que les coiffes des bourgeoises du faubourg Saint-Denis. » Mais, en tout ce qui touchait les choses de l’intelligence, la France restait leur seule maîtresse et leur unique exemple. L’excellent M. de Salaberry, au milieu d’une représentation du Barbier de Séville, donnée par des amateurs, se levait de son siège et criait d’une voix de stentor : « Courage, Figaro ! On ne fait pas mieux à Paris ! »

Les étrangers étaient encore peu nombreux. M. de Gaspé cite quelques Allemands qu’on ne pouvait recevoir à cause de leur ivrognerie, et quelques officiers prussiens querelleurs et grossiers, surtout à l’égard des Canadiens français, et dont le plus insolent fut mis à la raison par l’un des nôtres, pour l’éternité. Depuis la conquête, les Français de France n’abordaient guère au Canada. Je n’en trouve qu’un seul, dans ses Mémoires, dont le passage ait été remarqué. La grand’mère de Mme de Gaspé, Mme Baby, avait rencontré Volney sur le bateau qui faisait la traversée, souvent orageuse, du lac Erié. Il parlait assez haut et ne laissait à personne le soin de deviner ses sentimens antireligieux. Il offrit à sa compagne canadienne un livre qui, disait-il, l’amuserait plus que l’ouvrage de piété où elle était en train de se fortifier contre les périls de la