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filleuls, qui avaient commencé, en entrant dans la vie, par saigner sa cave, car il était tenu de fournir le vin et l’eau-de-vie aux accouchées, dont c’était le meilleur remède, et d’arroser abondamment les fêtes du baptême. Les Gaspé et tous les seigneurs qu’ils connaissaient avaient été élevés dans le respect de leurs censitaires. On n’était pas encore éloigné du temps où les surprises des Indiens et les attaques des Anglais avaient établi entre tous les colons, nobles et paysans, la plus solide des fraternités, la fraternité militaire. Et cette aristocratie terrienne avait pour principe d’attendre patiemment les arrérages et de ne jamais poursuivre un cultivateur. Jean-Baptiste, le Jacques du Canada, se présentait au mois de novembre chez son seigneur : « Je viens vous payer mes rentes, mon lieutenant, lui disait-il ; mais les temps sont si durs que je n’ai pas d’argent. » Le lieutenant, une longue plume d’oie fichée à l’oreille et son épée posée devant lui sur une table recouverte de drap vert, foudroyait d’une citation latine le censitaire qui se grattait la tête, et l’envoyait à la cuisine où une rasade d’eau-de-vie le consolait de sa pouliche morte au printemps. Le seigneur devait aussi, les jours de grande fête, héberger ses habitans ; et on l’eût accusé de lésinerie, si la table, à la fin du repas, n’avait pas été aussi encombrée de mets qu’au commencement.

On vivait bien dans les manoirs du Canada. M. de Gaspé nous décrit complaisamment la salle à manger de ses parens, avec son tapis de laine à carreaux, ses tentures de laine aux couleurs vives et l’immense buffet qui montait jusqu’au plafond, et dont les barres transversales soutenaient un service en vaisselle bleue de Marseille. La porcelaine de Chine, le dessert, les carafes de vin blanc étaient rangés sur une table près du buffet. A un des angles de la pièce, une fontaine de faïence, en forme de baril, servait aux ablutions. A un autre angle, des flacons carrés garnissaient un cabaret de liqueurs. Sur la table, où le couvert était disposé, on commençait seulement à adopter l’usage des couteaux. Jusque-là, chacun apportait le sien, dans sa poche, s’il était à ressort, et, si c’était un couteau-poignard, suspendu à son cou dans une gaine de soie, de maroquin ou d’écorce de bouleau travaillée par les Sauvages. Le couteau des hommes avait d’ordinaire un manche d’ivoire ; celui des dames, un manche de nacre. On conserva longtemps, en guise de verres, des gobelets d’argent dorés à l’intérieur et qui