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entouré d’un immonde mouchoir peu réglementaire… Il eut le malheur d’être aperçu du capitaine qui descendait la principale rue du village… Ah ! mes amis ! quelle bourrasque ! Le pauvre R… faillit en faire une maladie, et nous fûmes dès lors tous terrorisés, fuyant le capitaine, dès que nous l’apercevions.

Grand, maigre, jaune comme un vieux parchemin, le lorgnon incrusté sous d’épais sourcils fortement arqués, la moustache blonde tombante, il marchait à grands pas, la main gauche dans sa poche, le des voûté, l’épaule droite légèrement remontée, la tête penchée en avant, paraissant toujours préoccupé et répondant d’un geste vague à notre salut. Extraordinairement nerveux, il était très irritable et se mettait dans des fureurs terribles, trépignant, la voix étranglée, l’œil exorbité. Mais sa colère tombait aussi vite qu’elle était montée, et, tout de suite après, on pouvait, en toute confiance, lui demander n’importe quelle faveur : pourvu qu’elle fût raisonnable, elle était toujours accordée. Il était très juste et très bon pour ses hommes, ainsi qu’il nous le dit lui-même un soir : « Je ne suis pas orateur, je ne sais pas parler, ce n’est pas mon métier, mais vous devez sentir que nous sommes tous des camarades, et que je ne désire que votre bien ; s’il vous manque quelque chose, eh bien ! venez me trouver, demandez-le-moi, et soyez certains que, si je le puis, je vous le ferai donner. » Très renfermé, il passait au milieu de sa batterie sans mot dire, mais rien ne lui échappait. Nous fûmes souvent témoins de sa bonté. Un exemple entre bien d’autres : il rassembla, un jour, les sous-officiers, et, leur ayant fait chercher ceux de leurs hommes qui n’avaient pas les moyens de s’acheter des maillots pour l’hiver, il leur en paya de sa poche. J’ai surpris quelquefois au vol la douceur infinie de ses yeux bleus, quand il rêvait une seconde, entre deux tirs… On y lisait son cœur d’or. Excellent artilleur, très travailleur, il était considéré comme un des meilleurs tireurs du régiment. Il mourut en héros, avec ce courage froid que j’ai reconnu chez tous mes officiers, et qui est vraiment « réglementaire. »


VIII. — VERS LE NORD

Ce fut un voyage triomphal ! Au jour, nous passons Troyes… Émotion bien compréhensible, car certains d’entre nous voyaient