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de quatre ou cinq jours ; mais il y en a eu maints autres qui ont été torturés ainsi pendant des semaines, avant de pouvoir enfin s’embarquer à destination de Stockholm ou de Copenhague.) Que l’on imagine ces terribles semaines, avec tout ce qu’elles comportaient non seulement de privations et de souffrances matérielles, mais encore de craintes, d’humiliations, et d’angoisses morales !

Et nul moyen, cette fois, pour les bourreaux allemands, d’alléguer de prétendus attentats commis ou projetés par leurs pitoyables victimes. Celles-là, sans l’ombre d’un doute, ne pouvaient pas être accusées d’avoir « tiré sur les Allemands, » ni même de leur avoir témoigné la moindre hostilité personnelle. Au contraire, la plupart étaient de riches et généreux baigneurs qui, d’année en année, avaient fait la fortune des villes d’eaux de la Hesse ou de la Franconie, du grand-duché de Bade ou du royaume de Saxe. De telle sorte qu’en les frappant et en les outrageant avec une férocité implacable, les Allemands ne manquaient pas seulement à tous les devoirs de la reconnaissance, mais allaient encore jusqu’à sacrifier tout souci de leurs propres intérêts futurs : car, pour extrême que fût leur mépris de l’intelligence des Russes, je ne suppose pas qu’ils aient cru ceux-ci capables de pousser la sottise jusqu’à vouloir revenir, après la guerre, dépenser leur argent dans un pays dont la population tout entière s’était trouvée d’accord à les persécuter. Unanimement, d’un bout à l’autre de l’immense empire, la haine séculaire du Slave s’est soudain déchaînée dans l’âme allemande ; et il n’en a pas fallu davantage pour que, — par-dessous le vernis tout superficiel d’une « culture » qui d’ailleurs, elle-même, tendait de plus en plus à s’éloigner de notre idéal « latin » de civilisation et d’humanité, — apparût ce fonds naturel de « barbarie » qui, toujours, depuis Goethe jusqu’à Schopenhauer et à Nietzsche, avait rempli d’un secret effroi les plus clairvoyans d’entre les observateurs allemands du cœur et de l’esprit éternels de leur race !


T. DE WYZEWA