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paternellement de le ramener en Russie, nous apprend de quelle façon il l’a rencontré :


On m’avait mis moi-même, avec d’autres Russes, dans la prison de Kœnigsberg ; et, dès mon arrivée, les gendarmes m’ont roué de coups, avec tant d’entrain qu’ils ont fini par me crever un œil. La nuit, voilà que j’entends un horrible cri d’enfant, qui venait du corridor, tout près de la fenêtre de notre salle ! Sans aucun doute, c’était encore quelqu’un que l’on battait à mort. Puis je vois quelque chose qui tombe sur nous, par la fenêtre ouverte. Je reconnais un petit garçon tout baigné de sang, et qui, au premier abord, me parait avoir cessé de vivre. C’est seulement après plusieurs heures d’inconscience que l’enfant a commencé à murmurer quelques mots, pour demander grâce à des gendarmes qu’il croyait toujours occupés à le battre.


À Berlin, une femme qui tenait dans ses bras un enfant de dix mois a eu le malheur de heurter, au passage, un soldat prussien. Le soldat, furieux, a empoigné l’enfant et l’a jeté à terre, si violemment que, sans doute, il lui aura brisé la colonne vertébrale. Toujours est-il que l’enfant est mort, et que la mère, en arrivant à Copenhague, a dû être internée dans une maison de santé…Pareillement, à Sassnitz, une mère est devenue folle et s’est jetée à l’eau, après avoir vu mourir son enfant. L’un des principaux médecins de Petrograd, dont la « fournée » a été retenue et torturée en Allemagne, pendant onze jours, atteste que cinq jeunes femmes, — dont trois avaient été contraintes de se prêter à la passion bestiale d’officiers allemands, — ont perdu la raison au lendemain de leur délivrance. Une autre des compagnes d’épreuves de ce médecin est atteinte de troubles nerveux probablement incurables. La pauvre femme s’est trouvée séparée soudain de son mari, à Berlin, lorsque déjà elle avait pénétré dans un wagon : le train est parti avant qu’elle pût descendre, et jamais depuis lors elle n’a su ce qu’était devenu son mari.

Dans un autre convoi, dont faisait partie un professeur d’université, il y eut jusqu’à six femmes atteintes de folie. L’une d’elles ne cessait pas de vouloir se tuer, de telle sorte qu’un collègue du témoin a dû, pendant une journée entière, aider celui-ci à la tenir par les mains. Enfin, — pour me borner à ces quelques exemples, — le peintre Grégoire Gay nous raconte que, pendant qu’il était emprisonné à Breslau, il a vu un vieux couple russe saisi subitement d’aliénation mentale ; et un professeur de langue allemande au gymnase de Wilna,