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nombre de wagons ; et, naturellement, personne ne se souciait de rester à Stettin. Dans des compartimens de six places, on entassait jusqu’à 25 voyageurs. C’est là que Mme Danilof a vu se produire la première « catastrophe » de son mémorable voyage. Dans la hâte fiévreuse du départ, une femme russe et son enfant ont été foulés aux pieds : tous deux avaient cessé de vivre, lorsqu’on a essayé de les relever.

De Rugen, après deux autres jours de détresse affamée, — car les « prisonniers » avaient à se nourrir de leurs propres moyens, et toujours encore la population allemande refusait d’échanger leurs roubles, — nos deux narrateurs et maints autres des témoins cités par M. Rezanof ont été transportés dans l’île de Sassnitz.


Pendant la marche interminable du train qui nous promenait à l’intérieur de l’Ile, — raconte Mme Danilof, — soudain les soldats qui nous gardaient se lèvent, nous fixent d’un regard terrible, et arment leurs fusils. Un silence funèbre se répand parmi nous ; puis ce sont des cris désespérés de femmes, des pleurs bruyans d’enfans. Un homme âgé assis près de moi, un médecin russe, me dit d’une voix tremblante : « Vous savez ce qui nous attend ? Fusillés…, fusillés…, fusillés ! » Il répète ce mot indéfiniment, comme un insensé. Le fait est que, cette fois, nous ne doutons plus de la mort imminente. Mais voici que les soldats, avec un gros rire, abaissent leurs armes ! Toute la scène n’était qu’une plaisanterie !


Il y avait cinq jours que les baigneurs russes étaient partis de Berlin, et s’accoutumaient toujours plus profondément à l’idée de mourir de privations ou de peur en territoire allemand, lorsque, tout d’un coup, un officier est entré dans leur prison de Sassnitz et leur a signifié qu’un bateau à vapeur allait être chargé de les conduire en Suède. C’était, providentiellement, la fin de leurs épreuves. Mais il était réservé à Mme Danilof d’être encore témoin de deux « catastrophes » résultant des émotions de ces cinq terribles journées que l’on venait de vivre. Sur le bateau, tout de suite au départ de Sassnitz, une jeune femme, devenue folle, s’est jetée à l’eau. Et semblablement, le même jour, dans le train qui se rendait de Malmoe à Stockholm, un jeune homme de mise élégante a manifesté des signes de folie. « Je l’ai vu depuis lors, des journées entières, errer hâtivement d’un wagon à l’autre, en quête d’une valise jaune qu’il avait perdue dans une gare allemande. »


Pendant les deux premières journées qui ont suivi la