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de la déclaration de guerre, n’a pu emporter d’Allemagne autre chose que de petits colis tenus à la main. Et, avec cela, dans toutes les gares de la capitale prussienne, des affiches assurant aux Russes que, jusqu’au 4 août, pleine faculté leur serait laissée de rentrer tranquillement dans leur pays !

Enfin le train est prêt ; les Russes s’y engouffrent par centaines ; et les voici arrivés à la gare de Thorn, l’une des dernières avant la douane d’Alexandrowo. Là, tout le monde reçoit l’ordre de descendre : les autorités déclarent que la frontière russe est fermée, et qu’elles ne sauraient prendre sur soi le risque de laisser continuer le voyage, même à pied. Je reviendrai tout à l’heure sur ce mensonge, inventé à plaisir par les Allemands, et renouvelé par eux, durant les premiers jours de la guerre, aussi bien à Thorn que dans d’autres gares voisines de la frontière. Dans le cas particulier de Mme Danilof et du professeur Souslof, les officiers prussiens se sont en outre avisés d’un autre mode de « représailles, » à l’égard des centaines d’ « espions » tombés sous leurs mains. Après une longue attente sur le quai de la gare de Thorn, les voyageurs ont été autorisés à remonter dans un train qui, leur disait-on, les conduirait à Alexandrowo « sous la protection d’un drapeau blanc. » Et puis le train s’est mis à rouler, pendant des heures, et force a bien été aux Russes de comprendre qu’on ne les menait pas à la douane voisine. « Notre état de tension nerveuse et d’angoisse devenait intolérable. On n’entendait que des pleurs, des cris affolés. » Vers minuit, le train s’est arrêté dans une grande gare : c’était Stettin, où l’on a signifié aux touristes russes qu’on avait résolu de les y garder jusqu’à la conclusion de la paix !

Le professeur Souslof et Mme Danilof s’accordent à nous décrire l’horreur tragique de la nuit passée par eux dans les corridors empestés des abattoirs de Stettin. En vain ils demandaient à leurs geôliers combien de temps ils auraient à demeurer dans ce lieu d’épouvante, en compagnie d’un troupeau de porcs qui ronflaient çà et là. « Peut-être une semaine, peut-être un mois, ou peut-être une année ! leur répondait-on. N’êtes-vous pas nos prisonniers de guerre ? » Mais la ville de Stettin avait besoin de ses abattoirs ; et, dès le lendemain, le lamentable convoi des baigneurs russes a été envoyé dans l’île de Rugen. Le train qui devait les y conduire ne comportait qu’un petit