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LE SENS DB LA MORT. 489

connue haule comme cela, et je l’ai découverte depuis cet hiver. ! Je me dis quelquefois : Ai-je clc bète ! Elle pouvait en épouser un autre... Mais vous la verrez... »

M"s Malfan-Trévis justifiait cette exaltation. A vingt ans, c’était une longue et souple jeune fille, avec un visage au teint mat, d’une pureté de lignes presque classique et que couronnait une magnifique chevelure d’un châtain sombre à reflets blonds. Sa noble et fière physionomie respirait à la fois la passion, la gravité et la grâce. Ses yeux surtout, grands et comme étonnés, posaient le regard de leurs prunelles grises avec une fixité sérieuse qui donnait l’idée d’une sensibilité profonde et contenue. La bouche, réfléchie au repos, devenait enfantine dans le sourire, et ses lèvres un peu renflées découvraient des dents brillantes dont la santé annonçait, chez cette créature encore fragile, une réserve intacte des forces physiques et le futur épanouissement de la femme dans le mariage et le bonheur. Un je ne sais quoi de trop concentré ajoutait à ce beau visage un charme de pathétique, pour ceux qui savaient, — Ortègue me l’apprit aussilôt, — quelle épreuve elle avait subie : son père mort d’une attaque et dans des conditions particulièrement cruelles, en pleine rue, et sa mère remariée, un an après, dans des conditions non moins cruelles. Il était trop évident que M’"^ Malfan-Trévis régularisait une très ancienne liaison. La jeune fille avait eu froid au cœur dans la maison de cette mère, dont elle n’avait peut-être pas compris tous les torts, mais elle les avait sentis. La pitié envers cette solitude morale entra-t-elle pour une part dans l’amour d’Ortègue ? Ou bien se donna-t-il ce prétexte, afin d’excuser une telle disproportion d’âge dans une union acceptable encore en 1908 ? — Mais dans dix ans, mais dans vingt ? — Y eut-il de la reconnaissance dans l’élan avec lequel l’orpheline se précipita vers ce sauveur, qui la délivrait de la plus pénible situation ? Aima-t-elle Ortègue pour sa gloire, pour la force géniale de sa personnalité, pour le prestige qu’exerça sur elle une supériorité analogue h celle dont la mémoire de son père restait revêtue dans son regret ? D’une chose du moins j’avais eu l’évidence : ce mariage était pour elle, comme pour Ortègue, un acte, non pas de raison mais d’entraînement, et cette passion de la jeune fille s’avouait avec tant d’ingénuité qu’il n’y avait eu qu’une voix parmi les assistans lors de la célébration ;