Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/465

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Frappés de l’habileté supérieure des Allemands dans la mise au point matérielle des œuvres de musique instrumentale, les amateurs français avaient pris l’habitude, entre 1760 et 1780, de confier à l’ « équipe » de musiciens de Mannheim le soin de les approvisionner d’œuvres de cet ordre. Il y avait à ce moment, dans la petite capitale du Palatinat, une douzaine de ces fournisseurs attitrés de nos concerts parisiens, publics et privés : des hommes qui s’appelaient Stamitz père et fils, Holzbauer, Cannabich, Eichner, etc. Et non seulement ces adroits et consciencieux ouvriers ne travaillaient guère qu’à notre intention, publiant chez les éditeurs parisiens les symphonies, quatuors, et sonates qu’ils avaient composés dans leur pays, mais en outre, comme je l’ai dit, chacun d’eux s’attachait à composer ces divers morceaux dans le plus pur esprit français, à tel point que peu d’œuvres musicales nous apparaissent aujourd’hui moins « allemandes » que ces prétendus chefs-d’œuvre de l’art national allemand. C’est ainsi que le jeune Mozart, pendant son mémorable séjour à Mannheim en 1777, s’est peut-être plus profondément nourri qu’il allait le faire chez nous, l’année suivante, de ce goût et de cet idéal artistique français qui ne devaient plus cesser depuis lors de le posséder jusqu’à la date de son installation définitive à Vienne.

J’ai cité à dessein le phénomène historique assez singulier d’une école entière de musiciens allemands s’employant, chez eux, à composer uniquement des symphonies françaises. Mais à côté de cette « dénationalisation » collective, combien d’autres musiciens allemands, tout au long de l’histoire, auxquels il a suffi d’émigrer de leur patrie pour s’adapter non moins complètement aux traditions artistiques d’une race étrangère ! Que l’on se rappelle l’aventure du grand Haendel, devenu tour à tour Italien, puis Anglais ; celle du charmant Schobert, ce Silésien qui, avant de mourir « à la fleur de l’âge, » a eu le temps de créer parmi nous une œuvre de piano à la fois toute « moderne » et la plus « française » que l’on pût rêver ! Ou bien encore l’aventure de Simon Mayr, compositeur allemand transplanté à Bergame, où l’on peut bien dire qu’il a fondé un type nouveau d’opéra italien ! De tout temps, en vérité, les musiciens allemands se sont accommodés merveilleusement de ces transplantations, trop heureux de pouvoir composer désormais dans le goût de telle ou telle nation, en se contentant d’y apporter simplement leur maîtrise allemande de tous les procédés matériels de leur art. Sans compter qu’il n’est pas besoin à un musicien allemand d’émigrer de son pays pour se mettre au service d’un goût esthétique étranger : nous en avons la