Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/448

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec des moyens rudimentaires, s’improviseront cuisiniers raffinés, maîtres-coqs délicats, et il doit y avoir bien peu de mess de colonels allemands où l’on mange aussi finement que dans nos humbles popotes de sous-offs et de « troisièmes canards. »

Et puisque, ne déplaise hélas ! aux spiritualistes intransigeans, nos pensées sont peu ou prou les fruits de nos nourritures, comment veut-on qu’il y ait jamais rien de commun entre ce peuple qui sait si bien rendre délicates les sensuelles contingences de la table, et ceux qui ne rêvent voracement que de soupe à la bière, de saucisse aux confitures et d’autres atrocités barbares et monstrueuses ? Comment veut-on aussi que l’esprit, la fantaisie, la finesse, la délicatesse, la « légèreté, » la charmante et tant méprisée légèreté, comment veut-on que toutes ces aimables douceurs qui seules rendent supportable la déglutition de l’amère pilule de la vie, puissent fleurir dans les réceptacles ventrus de pareilles horreurs ?


L’après-midi, appelé par mon service, je monte au village de M…, qui est une des choses les plus curieuses que j’aie vues. On y trouve, en effet, quelques-unes de ces carrières caractéristiques de l’Aisne, sœurs de celles où, à quelques kilomètres de là, l’ennemi s’est si fortement cramponné lorsqu’il arrêta sa retraite après sa défaite de la Marne. Ce sont de gigantesques grottes artificielles que le lent travail des carriers a creusées à travers les siècles à flanc de coteau, le long de la route qui borde le village.

Des entrées surbaissées donnent accès sous ces voûtes énormes et sphériques, profondes et vastes comme des cathédrales et obscures comme elles, posées solidement sur de gigantesques piliers de pierre frustement taillée, communiquant entre elles par des souterrains spacieux, et profondes parfois de plus de cent mètres. En temps de paix, ces carrières voûtées servent de hangars où les gros fermiers du pays remisent les milliards de betteraves qui poussent dans ce coin de France et en font la richesse. J’y avise même en plusieurs endroits des moteurs puissans et toutes sortes d’installations industrielles aujourd’hui abandonnées. Pour l’instant, elles servent d’abri et