Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

adaptés à cette vie… et à cette mort… de terrassiers. N’y a-t-il pas dans leur cas quelque chose de la légende d’Antée qui reprenait et fortifiait ses énergies par le simple contact avec la terre, sa mère ? Peut-être laissé-je courir trop loin mon imagination, mais il me semble que ces soldats de France dont la plupart sont des paysans et qui savent que la terre, leur bonne terre tendre est la source même de leur pauvre bonheur, et qui sentent inconsciemment que c’est d’elle qu’émanent non seulement les plantes nourricières, mais aussi les corps et les âmes des hommes, et l’humble église et la petite maison natale, il me semble que ces hommes ont dû sentir plus vivement peut-être l’âpre devoir de défendre cette terre maternelle en s’y enfouissant tout vivans comme y dorment leurs pères. À l’ennemi au contraire, elle doit paraître hostile et détestée, il s’en dégage je ne sais quel effluve moral, je ne sais quel parfum spirituel, je ne sais quelle sympathie française ; qui nous fortifie et les enveloppe, eux, d’une atmosphère déprimante.

Le commandant D… nous conduit jusqu’à la tranchée de toute première ligne, à l’endroit où la tranchée allemande est si proche qu’on pourrait, semble-t-il, la toucher en étendant la main. Elle est tout près, pareille à une longue bouche hideuse derrière la voilette des fils de fer barbelés. Rien n’y décèle la vie toujours présente et la mort que celle-ci tient suspendue sur nous. La nuit pourtant, quand les canons ont apaisé leur voix tumultueuse et que l’ombre étend sur les choses cette mutité qui toujours l’accompagne, on y entend les Allemands parler entre eux, et leur verbe acre et guttural soufflette le grand silence ténébreux et si doux.

Le commandant nous dit combien il est content de voir des artilleurs ; on sent le même sentiment chez les hommes dans leur attitude, dans leur regard. Cette visite que le colonel répète souvent a pour effet non seulement d’assurer avec l’infanterie une liaison, que le téléphone réalise d’ailleurs aussi, quoique moins intimement, et qui permet de mieux régler le tir des batteries, mais aussi d’apporter un grand réconfort moral aux fantassins. Sur les fils de fer barbelés qui bordent près de là notre tranchée, quelques cadavres ennemis sont restés accrochés, pris comme des mouches dans une toile d’araignée. Sur le coin de route qui passe là, exactement entre notre tranchée et celle de l’ennemi, un auto, une belle limousine, se profile, abandonné,