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met de l’entrain au cœur pour tout le jour. Je m’excuse de ces considérations un peu terre à terre, mais il est certain que l’excellente nourriture de nos soldats est pour une bonne part dans le splendide moral dont ils font preuve en cette guerre. Tant il est vrai que l’état de notre âme est intimement lié à celui de nos viscères et que les plus sublimes sentimens fleurissent mal dans un terrain dyspeptique. Rien tant que les mouvemens péristaltiques n’agit sur ceux de l’âme, et les plus essentielles munitions sont encore pour le guerrier celles du tube digestif. A cet égard, notre intendance a mérité, dès le premier jour de la guerre, qu’on lui tresse des lauriers.


Nous partons d’abord avec le colonel pour reconnaître de futures positions de batterie de l’autre côté de l’Aisne, qui nous permettront d’avancer notablement nos pièces et de gêner un peu plus ces messieurs boches. La reconnaissance d’une position de batterie, c’est-à-dire le choix de cette position, du champ de tir dont elle permet de disposer, l’examen de ses conditions de défilement, est peut-être l’opération essentielle dans les mouvemens de l’artillerie. C’est d’elle que dépend pour une large part le mal qu’on pourra faire à l’ennemi et l’efficacité aussi de ses ripostes. Aussi le colonel ne laisse a aucun de ses officiers le soin de ces reconnaissances ; il les fait lui-même.

Il nous faut d’abord traverser la vallée de l’Aisne dans sa largeur et à la vue des coteaux opposés où sont installées des batteries allemandes. On ne sait pas exactement l’emplacement de celles-ci, mais une chose est certaine : c’est que leurs observateurs commandent la route que nous devons prendre, car ils saluent régulièrement de quelque salve de 77 les convois ou les groupes d’hommes qui la suivent en plein jour. Sur l’ordre du colonel, notre trio se disloque dans ce passage dangereux, et c’est à 150 mètres l’un de l’autre et au grand galop que nous passons. Les Boches, en effet, vu leur pénurie relative en munitions, ne jugent que rarement utile de saluer d’une salve un cavalier isolé et en mouvement rapide, tandis qu’un groupe d’hommes, si petit qu’il soit, leur offre une tentation plus grande. Si la chance de toucher juste est aussi faible dans ce dernier cas, le bénéfice éventuel sera plus grand, puisqu’on