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bleues une instruction variée, noble, un peu rêveuse, un peu dangereuse. Elle leur lisait des poètes ; elle leur laissait lire les romans de Mlle de Scudéry. Elle leur faisait des entretiens sur les principaux écrivains, et particulièrement sur les auteurs de Port-Royal, qu’elle aimait avec ferveur. Elle leur donnait le goût du beau langage, des conversations polies et raffinées, — pas plus au reste que Mme de Maintenon, qui, toujours pleine des souvenirs de sa jeunesse, du bon ton des hôtels d’Albret et de Richelieu, aurait voulu en perpétuer les traditions à Saint-Cyr. Dans la préface d’Esther, Racine nous dit des jeunes filles de Saint-Cyr : « On leur fait faire entre elles, sur leurs principaux devoirs, des conversations ingénieuses qu’on leur compose exprès, ou qu’elles-mêmes composent sur-le-champ ; on les fait parler sur les histoires qu’on leur a lues, ou sur les importantes vérités qu’on leur a enseignées ; on leur fait réciter par cœur et déclamer les plus beaux endroits des meilleurs poètes. » Mme de la Maison fort ne faisait pas autre chose. Elle le faisait seulement avec plus de plaisir, et avec plus de succès, que d’autres[1]. En vérité, quel crime y a-t-il là ? Souhaiterions-nous même qu’il en fût autrement ? Et quand Racine, séduit par l’esprit de Mme de la Maisonfort, aimait à discourir avec elle, tantôt sur la poésie, tantôt sur les choses saintes, en sorte que « c’était un charme d’entendre l’un et l’autre, » veut-on que nous nous bouchions les oreilles ?

Peut-être, tout au plus, la mesure fut-elle dépassée : mesure dans la politesse, qui eût préservé de la préciosité et du raffinement (lesquels travers avaient perdu, à cette époque, de leur utilité) ; mesure aussi dans la rêverie permise à de jeunes cœurs, tout prêts à interpréter trop passionnément les « meilleurs endroits » des poètes. Dès avant Esther, il y a un cri d’effroi de Mme de Maintenon à Racine, qui est révélateur : « Nos petites filles ont joué hier Andromaque, et l’ont jouée si bien qu’elles

  1. C’est tout ce qui ressort, il me semble, du réquisitoire des Dames. « Cette affluence du plus beau monde, les applaudissemens que nos demoiselles en avaient reçus, la fréquentation des gens du bel esprit, leur avaient beaucoup enflé le cœur, et donné une telle vivacité de goût pour l’esprit et les belles choses, qu’elles devinrent fières, dédaigneuses, hautaines, présomptueuses, peu dociles, à quoi contribua encore beaucoup Mme de la Maisonfort, chanoinesse qui était maîtresse des bleues… Il n’était plus question entre elles que d’esprit et de bel esprit ; on se piquait d’en avoir et de savoir mille choses vaines et curieuses ; on méprisait les demoiselles qui étaient plus simples et moins susceptibles de ce goût… » N’oublions pas que les pieuses Dames, en ce moment, se frappent la poitrine.