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colonies d’Amérique qui préludent à leur éclatante destinée par la revendication de leurs droits et la constitution d’une patrie. Un Américain, plus tard, donnera cette définition du vrai patriotisme : « Il ne consiste pas en fanfaronnades nationales… Il résulte d’une juste appréciation de ce qu’est notre pays, dans son esprit de liberté, dans ses institutions et ses lois, dans sa forme de gouvernement, dans son splendide domaine, ses beautés naturelles, son rang parmi les peuples et sa triomphante marche en avant. »

L’âme d’autrui est une forêt profonde, chaque vie humaine représente, chaque tombe recouvre une petite histoire universelle ; chacun de nous a plusieurs âmes. N’a-t-on pas dit que Shakspeare a dix mille âmes ? Comment se flatter de juger en quelques mots un peuple de trente à quarante millions d’habitans qui a un passé magnifique, un passé vingt fois séculaire, auquel se rattachent des millions, des milliards d’actions, de volontés ? Ce qu’on peut concéder au sujet de notre XVIIIe siècle, c’est que l’ironie, la moquerie, le scepticisme, y paraissaient à la mode, et, pour obéir à la mode, le Français cache ses pensées de derrière la tête sous un voile de raillerie élégante ; de crainte de sembler ridicule, il dissimule ses pensées généreuses, ses enthousiasmes, jusqu’au temps de Louis XVI du moins, car, à partir de 1774, ces sentimens commencèrent de faire bon ménage avec l’esprit. Diderot, puis Mme de Staël, mirent l’éloquence à la mode dans la conversation, et les plus grandes dames se proclamaient bonnes patriotes. Presque tous les écrivains depuis longtemps employaient les mots patrie, patriotisme, patriote, patriotique. « Sans l’esprit patriotique, affirme Raynal, les États sont des peuplades et non pas des nations. » Et Jean-Jacques : « Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à nos yeux. » Le prince de Ligne, ce Belge qui eut le génie de la grâce, trace cette devise au bas d’un de ses portraits : Pro Patria non timidus mori. Celui qui ne craint pas de mourir pour sa patrie. En 1769, Rossel publie en six volumes une Histoire du patriotisme français ; on lit dans la préface : « Le patriotisme ou l’amour de la Patrie n’est rien autre chose que ce zèle, ce noble attachement que tout homme éprouve pour le pays dans lequel il est né… Il n’y a pas un Français qui ne l’éprouve au fond de son âme. C’est l’histoire même des Français qui m’en a