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dans son privé il donna l’exemple des plus hautes vertus. Ces Pensées contiennent un excellent code moral pour les chefs d’Etat et leurs entours : par exemple, il demande au prince de choisir ses conseillers parmi ceux qui dans les emplois subalternes ont montré « une parfaite connaissance des intérêts de l’Etat, une probité à toute épreuve, une grande affection pour le maître, un amour tendre et sincère pour la patrie, une grande fermeté où il s’agira d’en soutenir les intérêts, un grand désintéressement pour tout ce qui peut avoir rapport à eux… » De son-zèle pour la France, il donna une preuve éclatante en publiant clandestinement, sans l’autorisation de d’Argenson, lieutenant général de la police, la Dîme royale (1707), où il réclame l’égalité de l’impôt, sa perception directe, l’abolition des privilèges. Cette Dîme ameuta une telle coalition des intérêts, des colères, des amours-propres menacés par cette invocation à la justice, qu’ils réussirent à obscurcir le jugement du Roi, qui jusque là avait récompensé si dignement les services de Vauban, et qui méconnut le dernier effort tenté par celui-ci en faveur de son pays. Vauban avait su se dégager des préjugés du peuple aussi bien que de ceux de l’aristocratie ; comptant le pays pour tout, ne se comptant pour rien, aussi grand par le caractère que par le génie, ses projets, si on l’eût écouté, réalisaient les réformes nécessaires, et auraient fait à la France l’économie d’une révolution. Fénelon, lui aussi, se montrait courageux et excellent Français dans ce Mémoire au Roi où il déplorait le luxe monstrueux et incurable de la Cour, les misères du temps, toutes les anciennes maximes de l’Etat ébranlées ou renversées pour ne parler que du Roi et de son bon plaisir.

On est trop sévère pour le XVIIIe siècle, quand on l’accuse d’avoir méconnu l’idée de patrie ; rien de plus injuste que de le juger à travers les paradoxes de certains philosophes qu’une sorte de délire entraînait vers les spéculations humanitaires, vers les rêveries de bonheur et d’harmonie universels ; et d’ailleurs si celles-ci les conduisent à des affirmations déplorables, rappelons-nous qu’aux siècles précédens, une partie des chefs de la noblesse a fait pis. Sans aller, comme Michelet, jusqu’à appeler le XVIIIe siècle : le grand siècle, on peut prouver qu’à cette époque la majorité de la nation est saine, que l’armée, l’église, la magistrature, la société, le peuple,