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ayant conseillé de rester chez lui : « Je n’en ferai rien, avait-il répondu ; ils ne sauraient me prendre en plus digne lieu que sur mon siège de justice. »

Même au XVIIe siècle, en pleine monarchie absolue, l’idée de patrie n’est pas confondue avec la royauté, ni absorbée par celle-ci ; beaucoup de bons esprits établissent nettement la distinction. Richelieu remarque : « Mon premier but fut la majesté du Roi ; le second la grandeur du royaume. » Richelieu par excellence représente le patriotisme de l’homme d’État ; ce patriotisme fut sans doute austère, rude, implacable ; mais si le Cardinal pardonne rarement, c’est « qu’il eût pardonné aux dépens de la France. » La rançon des inconvéniens et des maux, ici comme pour Louis XI, semble payée au centuple par ces bienfaits immenses : l’unité de la patrie cimentée à jamais, l’étranger vaincu, la France agrandie, rayonnante de grandeur et de gloire, le protestantisme dépouillé de ses prérogatives politiques, la défaite de ces grands seigneurs, rebelles inassouvis qui ne commençaient à ménager le royaume qu’au moment où ils se croyaient sur le point d’en devenir les maîtres, l’ordre succédant à une demi-anarchie féodale, la richesse, une richesse toute relative, à la misère profonde des foules. N’oublions pas que ces hommes, ces partis, ces doctrines étaient en perpétuel état d’insurrection contre le premier ministre, contre la royauté, contre la France ; que la débonnaireté, la douceur inopportune, entraînent presque autant de catastrophes que la tyrannie. D’une main, Richelieu bataille, écarte l’assaillant ; de l’autre il façonne, il pétrit l’image de l’Etat ; on dirait de ces bons chevaliers qui terrassent fantômes, dragons, monstres de toute sorte préposés à la garde du palais enchanté, arrivent enfin jusqu’à la chambre où dort d’un sommeil magique la princesse prisonnière, et la délivrent. Il put en toute vérité se rendre à lui-même cet hommage : la « France dormait tranquille à l’ombre de mes veilles. »

Bossuet, Fénelon, Corneille, Pascal, emploient le mot patrie. Même il échappe à Fénelon d’écrire un jour : « Je dois plus à l’humanité qu’à ma patrie, à ma patrie qu’à ma famille, à ma famille qu’à mes amis, à mes amis qu’à moi-même. » L’humanité avant la patrie ! Ce sont de ces visions qui faisaient juger Fénelon par Louis XIV : le bel esprit le plus chimérique de mon royaume. L’Académie Française, dans la première