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M. Camille Jullian : « La patrie gauloise, telle que l’Arverne se la représentait, c’était, je crois, la mise en pratique de cette communauté de sang, de cette identité d’origine que les Druides enseignaient ; avoir les mêmes chefs, les mêmes intérêts, les mêmes ennemis, une liberté commune… Vercingétorix eut la vision d’une patrie celtique supérieure aux clans, aux tribus, aux cités et aux ligues, les unissant toutes et commandant à toutes. Il pensa de la Gaule attaquée par César ce que les Athéniens disaient de la Grèce après Salamine : « Le corps de notre nation étant d’un même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux, ne serait-ce pas une chose honteuse que de le trahir ? » Mais, tant le problème semble complexe, des penseurs, des historiens éminens, un Edgar Quinet, un Fustel de Coulanges, un Lavisse, ne sont pas d’accord sur le point de savoir s’il faut se féliciter ou regretter que la tentative ou, si l’on veut, le premier vagissement d’une patrie gauloise, ait été anéantie par les Romains.

A partir du Ve siècle, à l’heure tragique où de toutes parts les Barbares pénétraient dans les entrailles de l’empire d’Occident, où Rome ne se souvenait plus assez de l’art de vaincre, le sentiment de la patrie romaine, à force de s’étendre et de s’éparpiller, s’est dilué, comme un flacon de précieux parfum perd sa vertu si on le verse dans un étang ; les religions, au lieu de rester locales, tendent à l’universalité ; la cité romaine fait place à la cité de Dieu qui ne connaît ni murailles ni frontières, et la Gaule, perdant son unité, devient la proie de plusieurs peuples barbares, Wisigoths, Burgondes, Francs. « Circé, gémit un païen, ne changeait que les corps ; maintenant on change les âmes. » L’idée de patrie s’effrite de plus en plus, la Gaule ne jouit ni de l’unité matérielle, ni de l’unité morale, premières conditions d’une nationalité ; Clovis, il est vrai, la pressent, la prépare ; mais les Francs restent campés au milieu de leur conquête, et, après Clovis, les guerres intérieures continuent d’ébranler le ciment solide des institutions romaines. Cependant, par ses lois, sa discipline, par ses évêques, ses monastères de moines défricheurs et érudits, les rossignols de Dieu, comme on disait jadis, le clergé préserve quelques vestiges de civilisation, les assises indispensables de toute société naissante, prêche aux malheureux la douceur, la résignation, aux heureux la charité et la justice, à tous le grand idéal