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préparatifs de départ se faisaient activement, mais dans le plus grand secret. On emballait les archives, on liquidait les affaires en cours, on réglait les comptes sans que le monde du dehors pût se douter que le grand événement était si proche. Pourtant la bourse de Galata était agitée. Les fonds turcs y croulaient ; on y menait un jeu frénétique et chacun voulait être le premier à savoir quand aurait lieu la rupture pour profiter de la dégringolade des fonds qui devait nécessairement s’ensuivre. Des vigies étaient postées devant la porte de l’ambassade pour signaler par une espèce de sémaphore à Galata si quelque chose de décisif s’y passait. Mais, le dimanche matin, la messe eut lieu à la chapelle de l’ambassade comme de coutume, et ce n’est qu’au sortir du service divin que je déclarai à notre aumônier, l’archimandrite Smaragde, que nous partions le lendemain. Je le priai en même temps de nous dire ce jour-là, à trois heures, des prières spéciales, tant pour bénir notre voyage que pour implorer la grâce du Ciel pour la grande entreprise militaire dont notre départ devait être le signal. Le dîner eut lieu comme à l’ordinaire, et ce n’est qu’au sortir de table que je donnai l’ordre de procéder à l’emballage définitif de la vaisselle et de l’argenterie qui appartenaient au Gouvernement, en ne laissant que le strict nécessaire pour le lendemain. Le programme de cette dernière journée était soigneusement dressé d’avance heure par heure et fut fidèlement exécuté. Voulant éviter surtout d’attirer prématurément l’attention publique sur ce qui se passait à l’Ambassade, je donnai l’ordre d’emballer dans le courant de la nuit toutes les archives ainsi que tout ce qui devait être emmené avec nous à Odessa et de le transporter à l’aube à bord du yacht Eriklik, en le faisant sortir par la porte du drogmanat, donnant sur une petite rue latérale de façon que, vers les quatre heures, lorsque le mouvement commence dans la Grande-Rue de Péra, il n’y eût plus dans la cour ni caisses ni paille, mais que celle-ci eût son aspect ordinaire. L’Argonaute, que je n’attendais que le matin, était arrivé la veille au soir en m’apportant la poste et la note de rupture, ainsi que le grand cordon de Saint-Stanislas qui venait de m’être conféré pour Pâques. Nous étions donc absolument prêts à partir. La nuit se passa presque sans sommeil : à la chancellerie, on emballait les archives, on rangeait les papiers, le personnel faisait des paquets et je prenais, moi aussi, mes dernières