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la veille du départ pour ne lui donner que le temps strictement nécessaire de me réitérer son ordre s’il y tenait quand même.

Pour le reste, notre existence continua à couler avec calme comme par le passé, sans que rien d’apparent y fût changé. Nous approchions de Pâques. Le souper de dimanche eut lieu comme d’habitude ; il se distinguait par l’absence presque totale de l’élément féminin, toutes les dames ayant d’avance quitté Constantinople. La famille de M. Coundouriotis, ministre de Grèce, y était seule présente. Mais j’eus les délégués monténégrins qui eux aussi étaient à la veille du départ, les négociations ayant abouti à un échec. C’est le jeudi de la semaine de Pâques qu’ils quittèrent Constantinople. Je les accompagnai à bord du bateau et leur confiai que nous les suivrions de près. Nos adieux furent accompagnés de toasts et de vœux exaltés par le sentiment des grands momens patriotiques qui s’avançaient.

Mais avant que je quittasse Constantinople, la Turquie eut à subir encore une petite crise intérieure assez significative. Outré de plus en plus par les allures dominatrices de Midhat pacha et de ses acolytes, et inquiet des conséquences qu’elles pouvaient avoir pour sa propre autorité et même sécurité, le Sultan se décida à un coup d’Etat. Il commença par destituer Midhat du poste qu’il occupait dans le ministère (il avait, je crois, le portefeuille de l’Intérieur) et, appliquant à sa personne un article de la Constitution qu’il y avait lui-même introduit pour pouvoir éloigner ses ennemis, article qui donnait au souverain le droit d’exiler ceux de ses sujets devenus dangereux pour la sécurité de l’Etat, Abdul Hamid fit un beau matin saisir Midhat. Transporté à bord d’un navire de guerre, il fut emmené en Grèce et débarqué à Syra. C’était la fin du régime constitutionnel. Il n’a depuis fonctionné qu’en apparence, sans laisser se développer les germes de gouvernement représentatif qui, sans promettre l’institution d’un vrai parlementarisme, étaient cependant de nature à modifier sensiblement l’aspect des choses en Turquie, en les amenant peut-être à un bouleversement fatal. Le monde fut étonné de la hardiesse du jeune Sultan : il se révélait ainsi ce qu’il a toujours été depuis, un despote double d’astuce.

Le jour de la rupture approchait. Je devais encore une dernière fois essayer de convaincre la Porte de consentir à nos demandes et je me rendis deux ou trois jours avant mon départ