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même l’opinion publique. Quant aux compensations, l’Empereur ne voudrait jamais disposer du territoire qui ne lui appartiendrait pas, et il ne pourrait en être question que lorsque, à l’issue de la guerre, on saurait ce dont on pourrait faire un objet d’échange et d’annexion. « Et si la guerre est malheureuse, me dit un jour Bratiano, comment pourrez-vous nous défendre ? Nous serons sacrifiés. J’ai un cauchemar qui me poursuit : il m’a été dit qu’entre la Russie et l’Autriche, il a été question de partager la Roumanie. Jurez-moi que cela ne sera pas ! » Je répliquai à M. Bratiano que la Russie, même dans le malheur, n’avait jamais abandonné ses amis. Ne pouvant rien obtenir pour elle-même au Congrès de Paris, elle avait cependant consenti à augmenter la Roumanie, et aux Conférences qui ont suivi elle avait stipulé l’évacuation de la Grèce, occupée par les Anglais et les Français à la suite du mouvement qui s’y était produit contre la Turquie au début de la guerre. Quant aux conversations entre les empereurs de Russie et d’Autriche au sujet de la Roumanie, je ne pouvais certainement rien savoir ni jurer. Mais je pouvais donner ma parole d’honneur que je n’avais jamais entendu parler nulle part en Russie d’une pareille combinaison ni entendu dire qu’un pareil entretien entre les Empereurs avait eu lieu. Cette déclaration parut rassurer M. Bratiano et nos négociations prenaient un caractère tout à fait pratique et technique. Personne n’y participait, en dehors de nous deux. Une seule fois, lorsqu’il s’agit des chemins de fer, il m’envoya un officier d’état-major, colonel Falkayano, pour traiter de quelques questions spéciales que, de mon côté, j’avais confiées au prince Cantacuzène. Nos entrevues étaient peu fréquentes ; elles avaient lieu tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, la plupart du temps le soir. Ainsi il m’annonça un jour qu’il m’enverrait chercher le soir, par un monsieur (c’était un de ses acolytes, Radon Mihai), qui serait chargé de m’amener dans la maison où il se trouverait, mais mon guide aurait l’ordre de ne pas me questionner et il me priait de ne pas lui parler non plus. Le programme fut exécuté. On me laissa dans l’antichambre d’une villa au bout de la ville. Je montai un escalier et me trouvai dans une chambre où, au bout de quelques instans, entra par une porte dérobée M. Bratiano, qui me fit reconduire plus tard jusqu’à la voiture.

Mon séjour incognito à Bucarest dura environ trois semaines