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(je crois ne pas me tromper sur son nom), qui avait été intendant de l’armée qu’il commandait et venait d’être nommé intendant général de l’armée active. Je le trouverais à Kichineff où il s’était déjà rendu. Arrivé là, je fus tout étonné d’entendre chacun parler tout haut de mon voyage, que je tenais, moi, en grand secret, et j’eus beaucoup de peine à dépister le monde et à dissimuler mes véritables mouvemens. M. Ahrens se trouva être un homme absolument inférieur, qui ne me parla que des provisions nécessaires pour les soldats, du fourrage pour les chevaux, etc., sans me donner aucune indication pratique sur les exigences que, en vue de se les procurer, il fallait poser au gouvernement avec lequel j’allais traiter. Nous étions plus que jamais réduits à nos propres inspirations.

Ayant pris toutes les dispositions pour nos lettres et pour détourner l’attention publique du but de notre voyage, nous partîmes par train spécial, le prince Cantacuzène et moi, pour Ungheni, d’où nous devions aller jusqu’à Yassy en voiture. Nous nous munîmes de passeports aux noms : moi de M. Alexandresco, Cantacuzène de Karsky et nous arrivâmes sans encombre à sept heures du matin à Bucarest. Là il n’y avait que le baron Stuart, notre agent diplomatique, qui était prévenu de notre arrivée et avait initié à ce secret un seul de ses employés, M. Zolotareff. Ce dernier nous rencontra à la gare et nous dit que des chambres avaient été retenues pour nous dans un hôtel de second ordre, où notre présence ne serait pas remarquée par le monde politique. Mais, à peine arrivés là, nous vîmes bien que nous y serions immédiatement découverts. L’hôtel était sale, froid (il gelait dehors), il était habité par des actrices et des personnages suspects de toute espèce. Évidemment, nous devions attirer sur nous l’attention des autres habitans qui, passant continuellement devant nos portes, regardaient avec curiosité ce que nous faisions. Nous résolûmes de ne point rester là et, aidés de ce même Zolotareff, à l’heure où devaient arriver les voyageurs de Vienne, nous nous fîmes conduire avec nos bagages dans le plus grand hôtel de Bucarest, le Grand Hôtel du Boulevard, où nous avions la chance de disparaître dans la masse des voyageurs. Des étrangers de toute espèce y descendaient ; des entrepreneurs et des spéculateurs des genres les plus divers venaient alors chercher fortune en Roumanie. Nous pouvions passer pour leurs