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Lucile épousera Christophe Ongrand, malgré nos vœux, malgré les siens. Quel sacrifice ! Elle le disait : « Comme je m’offrirais volontiers !… » Se sacrifie-t-elle ? A vrai dire, non ; et elle n’est point une victime. Elle a lu Eugénie de Guérin : c’est la seule folie de sa jeunesse. Elle ne se sacrifie pas. Elle a médité : elle a vu que son mariage avec Christophe Ongrand, qu’elle ne hait point, convenait à sa famille, convenait à l’église et convenait à elle-même. Un peintre, un artiste : elle a eu la certitude de n’être pas née pour épouser ce frivole. Aymon le lui reprochera : « Vous vous mariez… » Elle répondra : « Il est des destinées qui ne doivent pas se joindre… » Et elle pensera défaillir, d’avoir si bien dit la franche vérité. Elle écrira sur son cahier : « Aymon, je ne crains pas que persiste votre regret de ce qui pouvait être et ne sera pas… Rappelez-vous le jour où vous m’avez énuméré, tant en musique et poésie qu’en peinture, les noms de ceux-là que vous appelez vos dieux et qui, en effet, ne semblent pas avoir été créés pour la terre, tant leur vie quotidienne y fut malheureuse et gênée. Vous n’espériez rien tant que de leur ressembler, bien que votre modestie vous défendit d’y prétendre… » En somme, elle a compris que Michel-Ange n’eût pas été un mari pour elle, ni elle une femme pour cet homme de génie. Et l’honnête désir de calmer les craintes économiques de son père a compté parmi les motifs de sa détermination ; la pieuse espérance de conserver l’église, également. Ce qui l’a persuadée, c’est l’accord si harmonieux de tous les divers motifs. Une sorte d’instinct secret la guide : le meilleur instinct, la volonté d’obéir à sa destinée.

Il m’a fallu omettre, dans cette analyse, la quantité des fins détails qui rendent si jolie la Maison sur la rive. Menus détails, qu’André Lafon sut disposer avec goût : les scrupules de Lucile, son hésitation, l’incertitude où elle cherche son chemin sans se perdre, le trouble chaste de son amour, sa mélancolie, ses consolations, de ferveur. Lucile, entre les héroïnes des romans, est une véritable jeune fille, non pas une femme inachevée, de même que l’enfant Gilles est un véritable enfant, non pas un petit homme trop court. Lucile et Gilles ont leur univers, où ils vivent complètement.


Si maintenant nous cherchons la signification de ces récits, prenons garde aussi qu’André Lafon ne fait pas le prêcheur de morale. Nous l’en féliciterons, ne croyant pas que les romans soient destinés à l’édification des multitudes. Imaginer des êtres, un enfant, une jeune fille, imaginer leurs entours et les placer dans une réalité où ils remuent