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Peut-être, songe-t-elle, l’année ne finira-t-elle pas, que l’église ne soit fermée !… Que faire ? et, pour sauver une sainte architecture, que peuvent deux pauvres chrétiennes ?… Ah ! Dieu se sert, s’il lui plaît, d’une enfant comme de l’instrument de ses décisions… « Comme je m’offrirais volontiers ! m’écriai-je. » Pour le moment, Dieu ne paraît pas avoir besoin de Lucile. Et elle fait des visites avec sa mère ; elle regarde, en se promenant, les sites, les horizons. Puis, le soir, dans sa chambre, elle essaye de peindre, sur son cahier, le visage des gens et le visage de la nature. Son père est un propriétaire de vignobles. Seulement, il aime mieux l’histoire et les archives. Il a négligé ses vignobles, qui ne rendent plus grand’chose. Un voisin, M. Ongrand, lui, obtient des résultats magnifiques. M. Ongrand, l’on s’en doute, a un fils. Eh bien ! si Lucile épousait Christophe Ongrand, les deux domaines, réunis et exploités avec un soin pareil, seraient une fortune : et les parens de Lucile n’auraient plus à craindre la pauvreté, qui les guette, ne nous le dissimulons pas. L’ennui, c’est que Lucile n’aime pas Christophe Ongrand ; — ne l’aime pas, quel mot ! — l’idée d’être un jour la femme de Christophe Ongrand ne la tente pas : voilà ce qu’elle sait d’abord de ses sentimens. Quelques semaines plus tard, elle sait pourquoi : elle aime un autre jeune homme, un ami d’enfance, un garçon chimérique au point qu’il fait de la peinture et qu’il refuse toute profession sérieuse. « Comment douterais-je encore ? J’ai cru défaillir, pour l’avoir aperçu tout à coup en ouvrant la fenêtre. Il traversait la place ; le bruit lui fit lever les yeux. Devant son regard et l’air affable dont il m’a saluée, je n’ai même pas pu sourire ; mais mon cœur s’est ouvert délicieusement, et après l’avoir regardé s’éloigner, je me suis laissée choir sur ma chaise… » Le lendemain : « Je l’ai revu, et non plus au passage, mais chez lui, où nous sommes allées cet après-midi. Quand il m’est apparu dans le jardin où, depuis quelques minutes, sa mère nous promenait autour de la pelouse, tout mon sang a reflué vers ses demeures profondes… » Aymon Lheureux fait de la peinture : si ce n’est pas raisonnable, ce n’est pas un crime non plus. Il faut que Lucile épouse Aymon !… Laissons-la. On la presse d’épouser Christophe, Ongrand. Son père insiste : pourquoi refuserait-elle ce parti excellent et la filiale satisfaction de sauver sa famille ?… Nous détestons Christophe. Lucile ne le déteste pas : elle réfléchit. Sauver sa famille ; en outre, sauver l’église : car les Ongrand, fort influens, sauraient bien tenir tête au maire anticlérical, si Lucile les en priait et, pour les en prier, avait les argumens d’une belle-fille et d’une épouse.