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obligé de prononcer davantage son geste de menace et d’offensive. Il arrive aux escrimeurs les plus expérimentés de trop se fendre et d’être obligés de suivre le coup pour ne pas perdre l’équilibre. Certains pensent qu’en 1914, « l’Empereur de la paix, » s’étant trop fendu, s’en alla donner du nez dans la guerre.

Il semble plutôt que, depuis les guerres turque et balkanique de 1912 et 1913, la guerre européenne entrait dans les nécessités économiques de l’Empire et dans les devoirs du Kriegsherr commercial. Bismarck ayant pris l’Allemagne dans la pauvreté et l’ayant conduite à la fortune, c’est à l’hégémonie financière que Guillaume II avait à l’élever, et c’est à l’apogée industrielle qu’en 1900-1902, il s’était cru tout proche d’atteindre ; mais en 1903-1904, l’édifice craquait sous l’assaut d’une crise subite ; puis, de 1907 à 1914, la crise renouvelée amenait la gêne, la faillite, peut-être la banqueroute, aux portes de la grande usine, de la Weltusin germanique (si l’on peut dire). La guerre de 1914 fut une campagne de liquidation : moyennant une grosse indemnité de guerre, qui eût remboursé à l’Allemagne des cartells les énormes avances qu’elle avait gaspillées depuis quinze ans, l’Empereur victorieux aurait mis les vaincus sous sa « garde et sauvement. » Dans le système féodal, il était convenu jadis que l’homme de guerre « sauvait et gardait » le laboureur, sa famille, sa maison, sa récolte et ses meubles et que le laboureur payait cette protection par une redevance pécuniaire et par l’obéissance. En 1914, Guillaume II vainqueur aurait tenu sans doute aux laboureurs de l’Europe le langage du seigneur d’autrefois : Promittimus bona fide vos et vestra temporalia rationabiliter et bénigne gardare tanquam bonus garderius et superior vester dominus. Et Guillaume II n’a pas encore compris pourquoi la Belgique et la France, n’admirant pas ce latin de corps de garde, ont repoussé les offres d’un si bon maître.


VICTOR BERARD.