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en vingt ans, de la faillite de 1848 aux triomphes de 1866-1870, sans garder quelque doute sur la durée de cette réussite ; on n’a pas dans son passé trois siècles de défaites, de ruines et de servitude sans parfois s’interroger sur la valeur de la victoire et de la fortune présentes. Cette croyance, chez Bismarck lui-même, était sûrement profonde : durant ces vingt premières années de l’empire, il eut toujours le cauchemar des coalitions à l’extérieur, des révolutions ou des réactions à l’intérieur. Mais il n’est pas douteux qu’il exagéra souvent l’expression de ses craintes à seule fin d’en tirer le maximum d’effets utiles, affectant de considérer comme un danger mortel pour la Nation tout ce qui pouvait être du moindre obstacle à ses propres desseins ou de la moindre gêne à ses caprices : du jour où l’on n’était plus à sa dévotion, on devenait l’ennemi de la patrie.

L’appel constant au patriotisme lui fut d’un jeu facile et d’un gain toujours sûr dans ce Reichstag où siégeaient et votaient des élus de l’Empire qui n’étaient ni des représentans, ni même des membres de la nation allemande : Polonais, Danois, Alsaciens-Lorrains, plusieurs groupes parlementaires ne cachaient pas que l’unité impériale n’était pas le terme de leurs vœux et que la moindre des libertés germaniques à la mode d’autrefois ou le moindre des Droits de l’Homme à la française eussent fait et feraient encore beaucoup mieux leur affaire. D’autres, parmi les députés allemands, authentiquement et loyalement allemands, s’étaient résignés plutôt que ralliés à l’unité impériale, sans se rallier de cœur à l’hégémonie de la Prusse ni se résigner à la tyrannie bismarckienne : les Princes, dépossédés par la Prusse, conservaient de leurs féaux ; les démocrates, joués par Bismarck, conservaient de leurs espoirs.

Au Reichstag, néanmoins, ce n’était, tout compte fait, que minorité négligeable, désaccord à peine perceptible dans la quasi-unanimité nationale de droite et de gauche. Mais quelle cible commode offraient ces protestataires et ces mécontens aux mordantes railleries, aux colères réelles ou simulées, aux imputations même calomnieuses du Héros national ! Il se campait en face, Lui, le maître, l’époux légitime de la Nation, et, de ses flèches acérées, empoisonnées, il lirait dans le tas des traîtres avec cet arc incomparable que nul autre des humains de son temps ne bandait aussi vite : Ulysse, rentré dans sa demeure après vingt ans d’absence, vingt ans de victoires et de glorieuses