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incriminent Luther et Kant. On a trop représenté les atrocités allemandes comme une conséquence obligée de leurs doctrines. C’est injuste, parce que c’est faux. Le protestantisme, comme tel, n’est pour rien dans la barbarie teutonne. La conduite au-dessus de tout éloge des protestans anglais et français durant cette guerre suffirait à le démontrer, si ce n’était l’évidence même. Le protestantisme ne peut que réprouver au nom de la conscience, — et de fait il n’y a pas manqué, — l’abandon de tout frein au profit de la violence, lui si imbu de moralité et si soigneux de personnelle retenue. Pour ce qui est de Kant, loin de justifier les atrocités présentes, toute son œuvre proteste contre elles. En le citant à l’appui de leurs dires, les intellectuels allemands ont, sans contredit, abusé de son nom. Dans son Essai sur la paix perpétuelle, il a clairement interdit, comme le faisait remarquer naguère M. d’Eichthal, tous les crimes que ses compatriotes se croient en droit de commettre en vertu de la théorie des « nécessités militaires. » Tout de même, ni Fichte, ni Schelling, ni Hegel n’ont, par leurs enseignemens, conduit logiquement au vol et à l’assassinat. Il reste seulement que, sous l’action des circonstances, étant donné les défauts du caractère germanique, qui, — ne l’oublions pas, — l’a utilisée, la philosophie allemande n’a pas été sans influence sur le mouvement des esprits qui devait avoir comme conclusion en Allemagne, le débordement de sauvagerie systématique auquel nous assistons. Ailleurs, cette philosophie aurait porté des fruits différens. Aussi bien, un facteur social n’agit jamais qu’en composition avec d’autres, d’où il suit qu’en sociologie un fait est toujours le résultat d’une multitude de causes qui, combinées différemment, auraient produit un tout autre effet. C’est le cas de s’en souvenir.

Maintenant, que le caractère germanique ait, en partie, inspiré la philosophie allemande, cela est certain ; il ne l’est pas moins, en retour, — les facteurs sociaux réagissant les uns sur les autres, — que, à partir de la fin du XVIIIe siècle, cette philosophie a travaillé, par son œuvre exclusivement critique, à ruiner la morale et, par voie de conséquence, à affranchir les passions de toute règle, en dépit d’un moralisme qui, pour prendre la forme de l’impératif catégorique, n’en était pas moins fragile. Cette entreprise elle-même ne fut pas spontanée. L’œuvre de Kant a son principe dans le mouvement