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part, la tendance réaliste de l’autre. Quoi qu’on ait soutenu, il y a toujours eu deux Allemagnes, non certes côte à côte dans la société, mais au cœur de chaque Allemand. Nietzsche ne s’y trompait pas, qui trouvait ses compatriotes « insaisissables, sans bornes, contradictoires, inconnus, surprenans, terrifians même. »

Du début du XVIIIe siècle jusqu’à la fin de la première moitié du XIXe, le penchant idéaliste l’a emporté au point de presque étouffer son contraire. Mme de Staël n’avait point tout à fait tort, malgré un embellissement manifeste, de considérer l’Allemagne de son temps comme une nation paisible qu’entourait une atmosphère lourde et chaude émanée des poêles, de la bière et des pipes. Une telle ambiance était propice aux longues rêveries, aux conversations brumeuses sur quelque sujet de métaphysique. Aussi Lange a-t-il pu dire que l’Allemagne était le seul pays du monde où un apothicaire ne pût préparer un remède sans s’interroger sur la corrélation de son activité avec l’essence de l’univers. De fait, elle enfanta de grands systèmes philosophiques. Leibniz, Kant, Fichte, Schelling, Schopenhauer, Hegel sont là pour en témoigner. En vertu du même motif, la musique est l’art allemand par excellence. Le plus beau titre des Bach, des Beethoven, des Schubert, des Schumann, des Weber, des Wagner même, n’est-il pas d’avoir su exprimer la part de tendresse que renfermait, alors, l’âme rêveuse de l’Allemagne ? La profondeur de sa sensibilité fait le génie de ses poètes, d’un Gœthe, d’un Schiller, d’un Novalis ou d’un Henri Heine. Plus qu’aucun autre pays, l’Allemagne s’est avancée dans le domaine de la rêverie sentimentale, car l’Allemagne est sentimentale, gemütlich, comme ils disent. Elle l’est au point de fonder, avec Schopenhauer, la morale sur la sympathie. En communion avec la nature, — s’il est vrai que le romantisme est d’origine germanique, — l’Allemand éprouve une joie infinie à se fondre en elle. Werther, Faust, Hœlderlin, Lenau demandent à Dieu de les délivrer, comme d’une servitude, du tourment de leur individualité. Ils n’ont pas, à l’instar d’Amiel, de plus cher désir que de s’absorber dans le Grand Tout. Cette inclination au mysticisme explique, par ailleurs, le panthéisme sans cesse renaissant de la pensée allemande depuis les jours lointains où les anciens Germains s’avisèrent d’adorer le feu, le soleil et la lune. En revanche,