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REVUE DES DEUX MONDES.

un obus allemand avait endommagé la cuisine de son hôtel, — revint alors se restaurer et prendre un moment de repos. Le café de l’Hôtel du Nord était rempli de soldats blessés, que pansait affectueusement un médecin de la ville. Lorsque, vers une heure, le journaliste américain rejoignit le lieutenant P…, la fusillade s’était, une fois de plus, un peu ralentie. Mais, dès la minute suivante, la vue du drapeau allemand, hissé tout d’un coup au sommet de la citadelle, ranima puissamment la fureur guerrière des Français survivans. Jamais encore nos mitrailleuses n’avaient « aboyé » d’une façon aussi continue, jamais le feu de notre infanterie n’avait été aussi efficace. « Et voici que, soudain, j’entendis une note nouvelle dans le chœur infernal, — huit détonations terribles, suivies d’un sifflement prolongé : c’était l’artillerie de campagne française. Je rencontrais là pour la première fois cette artillerie ; et immédiatement je reconnus l’habileté magistrale des mains qui la mettaient en œuvre. Moins de cinq minutes lui suffirent pour se repérer : ses projectiles montaient d’un élan si sûr vers la citadelle que, bientôt, les Allemands qui s’étaient emparés de celle-ci durent l’évacuer en une vraie déroute. L’un des obus atteignit exactement le drapeau, y séparant le rouge du noir… Depuis ce moment, la victoire des Français n’était plus douteuse. Ni dans les rues de la rive droite de Dinant, ni sur les hauteurs d’alentour, on n’apercevait plus l’ombre d’un Allemand. »

Notre victoire, comme l’on sait, n’était pas, ne pouvait pas être décisive. Bientôt la petite troupe des défenseurs français de Dinant allait succomber sous la masse formidable des armées ennemies ; et l’on sait aussi de quel prix monstrueux les concitoyens de l’héroïque hôtelier de la Tête-d’Or allaient payer l’humiliation infligée aux premiers envahisseurs allemands de Dinant. Mais ne convient-il pas que nous sachions gré à M. Fortescue de nous avoir raconté comme il l’a fait ce touchant épisode de la première défense du vieux pont sur la Meuse, où, mieux encore que naguère à Liège, le journaliste américain a dû reconnaître combien l’avaient trompé ses professeurs du Collège militaire de Leavenworth en lui représentant comme à jamais impuissant tout effort pour atteindre et renverser « l’épouvantail qui avait terrifié le monde depuis un demi-siècle ? »


T. de Wyzewa.