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que les forts occidentaux de Liège venaient d’entrer en jeu. Tous les bois d’alentour étaient maintenant éclairés de sinistres lueurs. Le fort d’Embourg versait un feu ininterrompu sur le flanc de l’armée ennemie. Par instans, je discernais ce qui me semblait être des bataillons en marche : mais, dès l’instant suivant, les ombres s’effaçaient. Seuls, les coups de fusil me signalaient la position des troupes.

Pendant quatre heures, la lutte fait rage dans les bois. Aux premières heures de l’aube, je puis enfin commencer à distinguer les lignes du combat ; et bientôt je découvre un bataillon allemand qui s’avance, en masse compacte. Ils s’avancent, et puis je les vois tomber, comme des épis sous un ouragan. Aucune discipline ne saurait résister à cette tempête de mort. La ligne allemande fléchit, elle finit par se rompre. Les Belges redoublent leur feu. Ils sortent en foule de leurs abris, et dorénavant s’ouvre la contre-attaque. J’ai été instruit si longtemps à tenir pour invincible l’infanterie allemande que je ne parviens pas à croire mes propres yeux. Que si jadis, dans notre collège militaire de Leavenworth, je m’étais risqué à soutenir la possibilité, pour des soldats belges, d’écraser les colonnes du Kaiser, tous les officiers, mes collègues, se seraient moqués de moi. Mais voici que se justifie la parole de César : « De tous les peuples que j’ai combattus, les Belges me sont apparus les plus résistans ! »

Bataillons sur bataillons sont poussés en avant, du côté ennemi : mais il n’y a plus rien désormais qui puisse arrêter l’élan victorieux des Belges. Ils chargent et progressent, jusqu’à ce que la fusillade m’arrive de plus en plus lointaine. Le fort de Boncelles est littéralement illuminé, à force de faire pleuvoir ses projectiles sur les Prussiens en déroute. Et lorsque le soleil se décide à franchir les nuages qui l’avaient recouvert jusque-là, c’en est fait de l’épouvantail qui avait terrifié le monde depuis un demi-siècle. La célèbre force militaire allemande a dû céder devant le feu des Belges.

Il est vrai que, pendant tout ce temps, j’avais supposé que la chance de la bataille s’était retournée contre les vaillans défenseurs du fort de Fléron. Vers cinq heures et demie, les canons des tourelles du fort se taisaient. J’entendais seulement une fusillade, qui m’annonçait une nouvelle concentration de l’attaque sur ce point. Mais j’ai appris ensuite que les audacieux Allemands qui s’étaient frayé un chemin jusqu’au bas du fort en avaient été repoussés, en un désordre pitoyable, par l’infanterie belge. Un moment, le mécanisme des tourelles avait été dérangé par l’artillerie allemande : mais alors l’infanterie belge était venue galamment à la rescousse, et avait contenu les agresseurs jusqu’à ce que tous les canons pussent être remis en état.


Quelques jours plus tard, le 16 août, M. Fortescue assiste à une autre défense non moins héroïque, et dont les héros se trouvent être cette fois, des soldats français. Depuis l’avant-veille, un bataillon de notre 148e de ligne est venu remplacer les troupes belges qui gardaient le pont de Dinant ; et déjà dans la soirée du 15 août, le journaliste américain, qui avait obtenu la faveur de suivre de tout