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patriotisme concentré et quasi mystique. « Jamais, peut-être, dit M. Louis Legrand, association d’hommes ne composa un faisceau aussi tenace. Tout est ici réuni : une consanguinité sans mélange, une seule loi, un seul temple, une littérature sacrée. Les Juifs sont le peuple de Dieu, d’un Dieu qui, en quelque sorte, leur appartient en toute propriété. » Renan a conté magnifiquement leur fidélité à l’idée nationale, leur haine séculaire des voisins idolâtres, leur résistance farouche à l’empire romain lui-même, le phénomène étonnant d’une race éparse depuis plus de dix-huit cents ans au milieu des nations, s’y mêlant et ne s’y confondant point, concevant sa patrie en esprit pur, la construisant avec le temps et l’infini.

En Chine, le respect de la tradition produisit un effet contraire à celui qu’il eut en Grèce, à Rome ; loin de stimuler le patriotisme, il contribuait à l’énerver et à paralyser sa puissance d’expansion., Parce qu’il a méconnu les vertus militaires, consacré la prédominance des lettrés, des mandarins, sur l’armée, gardienne de la patrie, et tout sacrifié aux œuvres de la paix, le Chinois est aujourd’hui l’homme malade de l’Extrême-Orient ; pour employer le jargon philosophique, il expie durement la faute d’avoir subordonné l’impératif catégorique aux impératifs hypothétiques, écouté les sophistes, ces pernicieux travailleurs de la langue, ces pestes des patries, oublié cette vérité si simple : honorer le courage, c’est le créer.

Et voici un exemple, en sens contraire, non moins décisif, de la puissance magique qui se dégage du sens de la patrie : un vieux peuple d’Extrême-Orient, rajeuni par sa révolution ou plutôt son évolution de 1868, par l’emprunt de la civilisation représentative et matérielle de l’Europe, n’imposant à l’estime et à l’admiration de celle-ci pour son patriotisme exalté et organisé, le culte de l’honneur et du sacrifice, le Bushido comme on dit là-bas. Les Japonais savent que les peuples et les hommes se mesurent à leur idéal : ils ont une commune pensée, regardent l’armée comme la nation ramassée et debout pour assurer sa propre durée, professent que le mépris du danger demeure le principe de la force morale, que la vie est un accident que la mort répare, qu’on revit dans ses ancêtres et dans ses enfans.


VICTOR DU BLED.