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Mais voilà que nous ouvrons le feu ; par-dessus nos têtes c’est maintenant un nouveau torrent de bruits qui circule, parallèle à la musique de la batterie allemande mais en sens contraire ; le 75, le 90, le 95, chacun donnant sa note caractéristique, et qu’une oreille un peu exercée identifie facilement, crachent chacun de leur côté le tumulte et la mort. Mais maintenant, et tandis que le bruit proche des éclatemens allemands était pour nous beaucoup plus fort que leurs détonations de départ, c’est le contraire qui a lieu, et les départs de nos canons, juste derrière nous, sont véritablement assourdissans, tandis qu’on entend à peine les éclatemens là-bas, à 4 000 mètres environ devant nous. On les voit beaucoup mieux qu’on ne les entend et une bonne douzaine de secondes avant (il faut du temps au son pour nous revenir de là-bas avec sa petite vitesse de un tiers de kilomètre à la seconde). On les voit même très bien à la jumelle, les éclatemens de nos bons obus explosifs ; ils font en touchant terre une grande gerbe noire qui permet de régler bien vite le tir sur le point visé : le derrière d’une haie touffue qui court là-bas au sommet du coteau. Une fois le tir bien réglé sur ce point, on y concentre deux ou trois douzaine d’obus en quelques minutes, et soudain comme par miracle les canons allemands se sont tus : on n’entend plus au-dessus de nous que nos bruits à nous, nos coups de départ, le long hululement peu à peu atténué de l’obus qui s’éloigne en vrillant l’air, l’éclatement faible et tardif ; plus rien d’ennemi ne se mêle à cette symphonie de chez nous. La batterie allemande est réduite au silence. Elle a dû même être mise hors d’état de nuire, car plus jamais à dater de ce jour on ne reçut aucun obus du coin d’où, soigneusement défilée, elle nous avait si longtemps ennuyés et gênés.

En rentrant nous trouvons la batterie de 90 en émoi ; c’est elle qui a été si copieusement arrosée par l’ennemi. Des quantités de trous d’obus de 1 à 3 mètres de diamètre, tout noirs de terre calcinée l’environnent de très près, l’encadrent comme on dit. Par miracle, il n’y a pas un blessé, mais seulement beaucoup d’hommes éclaboussés et qui rient en nous voyant, encore tout noirs de fumée. Quels mauvais projectiles que ces projectiles allemands ! La théorie qui dit qu’en moyenne il faut pour tuer un homme une masse de fer égale à son poids est ici en défaut, car ils nous ont envoyé cet après-midi plusieurs tonnes de fer sans résultat. Il ne vaut pas la peine en effet de