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d’un sang-froid et d’un calme étonnant sous la mitraille, il s’est couvert de gloire à la bataille de la Marne ; il est adoré de tout le régiment, ne laissant à personne le soin de faire les reconnaissances, d’aller juger des effets du tir dans les tranchées de première ligne, toujours en route dans les batteries, ce qui rend pour moi particulièrement intéressantes et animées mes fonctions auprès de lui. Tout le régiment l’adore, car ses hommes savent tous qu’il n’est pas un d’eux qui, autant que lui, s’expose (il ne le permettrait pas) ; les officiers le vénèrent, car plus qu’eux tous, il « connaît son artillerie » et le prouve. Il a sur toutes choses des idées aussi justes qu’originales. Par exemple, il professe, contrairement à l’opinion courante sur le front, que jamais autant qu’en temps de guerre les marques extérieures de respect ne sont indispensables des hommes au chef, car c’est l’heure où, bien plus que dans le paisible formalisme de la vie de garnison, le chef a besoin de tout son prestige sur ceux qu’il commande. Aussi, il exige rigoureusement et partout le salut et c’est plaisir de voir avec quel entrain chacun, sachant qu’il y tient, fait claquer quand il passe les talons prestement réunis, pour se mettre au garde à vous et renvoyer d’un geste vif la main de la visière à la double bande rouge du pantalon. Il y a du vrai dans cette théorie, et il n’est pas douteux que les marques extérieures du respect n’entretiennent le respect lui-même, surtout lorsque comme ici il est mérité. C’est un peu comme dans la religion dont je ne sais plus qui disait très justement : « Pratiquez d’abord, la foi viendra toute seule. »

Nous voici partis au grand trot de la ferme qui, présentement, est notre « palace, » le colonel, le trompette qui tiendra nos chevaux tout à l’heure, et moi. Nous allons d’abord au 2e groupe, qui est installé en arrière d’un plateau dont le bord, couronné d’un petit bois de sapins, tombe à pic sur l’Aisne Nous laissons nos chevaux au bas de la côte et traversons les batteries ; il y a là des 75 au milieu, sur la droite une batterie de 90, sur la gauche des 95. Ces deux dernières batteries ont été récemment constituées avec des pièces prises dans les arsenaux. Le 90 était notre pièce de campagne avant le 75 ; il n’a pas, comme celui-ci, un délicat appareil de pointage optique ; il n’a pas non plus de frein, et c’est la pièce tout entière qui recule sur les roues à chaque coup. Il faut chaque fois la remettre