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il a du même coup renoué la chaîne de cet entraînement, de cette adaptation progressive qui ont depuis quelques mois virilisé nos âmes. Tout n’est qu’accoutumance. Le sifflement du premier coup de fusil, le tonnerre du premier obus et ce bruit de galop que font en bondissant vers vous les éclats coupans, le premier blessé, l’attitude alanguie du premier cadavre enjambé, tout cela a fait battre trop fort naguère le sang dans nos tempes pour que nous ne soyons pas un peu blasés sur le défilé quotidien des mêmes sensations. C’est tant mieux, car toute l’énergie qui se concentre en sensations est perdue pour l’action. La sagesse des nations, — s’il est permis de parler d’une chose aussi hypothétique, — dit que l’habitude est une seconde nature ; quand je compare ma sensibilité J’antan, celle du rêve, à l’âme de « dur à cuivre » que nous ont faite ces quelques mois, je croirais plutôt que la nature n’est qu’une longue habitude. C’est d’ailleurs ce que, sous une autre forme, nous enseignaient les philosophes transformistes, au temps préhistorique où il y avait encore des philosophes transformistes, car aujourd’hui il n’y a plus que des guerriers.

Telles sont les réflexions que fait ma tête en plongeant dans le seau de toile où, par un suprême raffinement de confort, l’eau claire sert aussi de miroir.

Et puis il fait si beau ce matin ; le bleu du ciel est si délicat, il nous invite si joliment aux flâneries de la pensée. Il y a bien là-haut, au-dessus de notre cantonnement, un de nos avions qui froufroute, réglant le tir d’une batterie, mais il a l’air d’une libellule printanière et les petits nuages pommelés des obus fusans allemands l’enguirlandent d’une couronne d’œillets blancs, tout à fait dans le style Louis XVI. Sont-ce bien des coups de canon qui martèlent nos oreilles, ou les éclatemens joyeux de je ne sais quelles gigantesques bouteilles de Champagne sablées là-bas dans les bois pour saluer le neuf printemps ? Déjà dans les sillons que soulèvent par place ces légers monticules que font les pauvres soldats enterrés trop vite, les blés naissans montrent leurs petits bouts de nez verts. C’est le premier beau jour, un de ces jours de guerre et de soleil où l’on se demande si la vie est belle et chantante, ou si elle n’est rien que le cadre artistement sculpté de la plus morne désespérance. Que sortira-t-il finalement de ce sombre creuset de mort où tant de sublime jaillit de tant d’atroces choses ?