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des autres, animés par la présence de notre infirmière, enclins à fredonner la chanson déjà ; Français enfin, bien que l’eau s’égoutte de leurs capotes, que certains aient les mains ou le front emmaillotés par l’aide-major, bien que, coup sur coup, les quatre foudres d’une batterie peu lointaine secouent l’air, et fassent sortir d’un hôtel plusieurs lieutenans surpris.

Cela n’intimide point, du reste, les promeneurs d’Ypres, ni la dame avec son marmot, qui saute les flaques, ni les réservistes qui photographient, au kodak, les vieilles maisons encore intactes de la Grand’Place, le beffroi aux tourelles décapitées, aux grandes heures de fer doré, aux aiguilles inertes. Nets, propres, bien rasés, d’autres capitaines anglais se promènent en paletots de couleur moutarde. Ils ont la figure rose, et la pipe en bouche, la badine aux doigts. Une servante court, tout éventée, à la recherche d’un liquide pour son litre vide. Elle rit à nos poilus qui, trop galans, la taquinent.

Passé la ville parmi les bruits de démolitions et le grondement continu des artilleries, nous roulons sur un chemin mouillé, entre des arbres sans feuilles et des champs qu’on ensemence, qu’on herse, malgré l’ennemi présent à moins d’une lieue. Les paysans ne craignent guère qu’il approche davantage. Après trois kilomètres, nous arrêtons dans le hameau boisé de P… Au seuil de l’épicerie, nous saluons le docteur, chef du poste. Vraiment, il a l’air martial en sa blouse de drap bleu serrée sur sa taille, en ses guêtres bouclées sur la culotte rouge. Ses compagnons ne semblent pas moins soldats. Ces pharmaciens, ces étudians de l’année dernière, en Alsace, en Lorraine, en Champagne, en Flandre, depuis le début de la guerre, ont suivi le régiment. Sept mois de campagne les ont endurcis, hâlés. Ils nous font les honneurs du cantonnement. Matelas superposés dans un coin, poêle bourré qui rougit sous la bouillotte chantante, tables couvertes de cahiers administratifs, lampes suspendues au plafond que trouèrent les éclats d’obus, et qui montre ses lattes à la place du plâtras dont manque un large morceau : tel est l’aspect de ce bureau sanitaire. Immédiatement, le thé fume versé dans une dizaine de verres. La boite de gâteaux est présentée. Nos hôtes nous content brillamment les batailles qu’ils entrevirent. Ils décrivent leur passage, après les combats, dans ces plaines de la Marne, où les têtes des cadavres allemands sur les éteules semblaient