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explosion meurtrisse, ampute, déchire, tue même des chasseurs au bivouac : c’est un accident. C’est la chance du jeu. Cela n’empêche point de pérorer, de choisir un cigare, ni de marchander un couteau. Ces jouvenceaux, cambrant leurs jambes bien serrées dans les leggins, paradent, en veste, pour la boutiquière, avec des mines de coqs sous la crête du bonnet de police. Ces beaux cavaliers dominent, le poing sur la hanche, une cohue d’allègres pousse-cailloux. Elle regarde casser le bitume du lawn-tennis, plan qui servit de repère aux aviateurs des tauben. Devant les trésors des magasins, combien de jeunes gaillards convoitent la gourde ventrue pour le rhum qui réconforte la sentinelle. L’étui du couvert en nickel serait utile à la dinette dans la tranchée. Cette lanterne électrique aiderait la faction nocturne, dans le trou de sable. Ce fourneau d’alcool solide réchaufferait, en flambant, le café du quart, et ces gants fourrés les mains froides. Ce manteau de caoutchouc préserverait l’uniforme durant les pluies interminables. Cette sacoche garnie de brosses, de peignes et de flacons permettrait une attitude plus fière. Cette lorgnette, hors de sa gaine, révélerait à l’éclaireur le mouvement lointain de l’ennemi. Ces molletières fauves épargneraient à la culotte grise de l’usure. Ce passe-montagne réchaufferait les oreilles de l’observateur, et ces chaussons de parchemin les pieds immobiles. Ce vérascope fixerait des souvenirs héroïques, ou terribles, ou gracieux.

Les bons garçons désirent seulement ce que le négoce invente pour faciliter l’aise et l’action dans une tranchée de Nieuport, d’Ypres, de Pervyse. Autour des emplettes, il se forme des groupes d’admirateurs. Ils félicitent les acheteurs, rouges de plaisir, et non moins que l’écolier recevant le cadeau de ses étrennes. On se croirait au jour de l’an. L’escouade qui porte ses gamelles à la distribution, l’athlète qui file au gré de son vélocipède, le peloton qui escorte les convois alimentaires, l’escadron qui éperonne les gros chevaux bourrus de la réquisition composent une foule joviale et saine, confiante en soi. Tant de catastrophes ne l’ont pas abattue. L’espoir en l’avenir lui fait des visages hardis. Elle rit aux éclats devant les caricatures de Guillaume et de François-Joseph qu’elle raille copieusement. Ne fut-elle pas victorieuse hier, à Dixmude, à Lombaertzyde ? Elle remplit de son audace verveuse le décor de cette cité fragile. Cité de stuc, de plâtre et de bois peint, cité