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quelque chose de cette ardeur passe dans les veines de l’étranger qui regarde la multitude sans cesse renouvelée en face de la triple rangée de canons allemands. Il y a, dans cette multitude, bien peu de gens à qui les monstres malfaisans n’aient porté un coup cruel, infligé un deuil déchirant. Mais la douleur personnelle est le sentiment le moins visible sur la physionomie de Paris. On peut affirmer, sans exagération, que le visage des Parisiens, après six mois d’épreuves, a pris un caractère nouveau. Le changement semble avoir affecté la matière même dont il est fait, comme si cette longue souffrance avait durci la pauvre argile humaine en lui donnant la solidité du bronze. Je croise souvent dans la rue des femmes dont le visage ressemble à une médaille commémorative, image idéalisée de leur ancien visage de chair. Et les masques de certains hommes, — ces curieux masques gaulois, tourmentés, creusés, écrasés et quelque peu faunesques, — ressemblent à des bronzes du musée de Naples brûlés et tordus par le baptême du feu. Mais aucun de ces visages ne révèle une préoccupation personnelle ; tous regardent la France debout à ses frontières. Même les femmes qui marchandent des valenciennes aux comptoirs de dentelles ont toutes quelque chose de cette vision dans les yeux, — ou bien celles qui ne l’ont pas passent inaperçues.

Il est encore vrai de dire que Paris n’a pas l’air d’une capitale en armes. On voit aussi peu de troupes qu’au début, et en dehors des allées et venues des estafettes attachées au Ministère de la Guerre et au gouvernement militaire, et des rares uniformes aperçus aux portes des casernes, rien dans la rue ne révèle la guerre, si ce n’est la présence des blessés. Ils n’ont commencé que récemment à apparaître, car, dans les premiers mois, on ne les envoyait pas à Paris : les hôpitaux si admirablement organisés de la capitale restaient presque vides, tandis que dans tout le pays d’autres hôpitaux regorgeaient. On a beaucoup discuté les motifs de cette répartition des blessés, et fourni différentes explications. Peut-être l’un des résultats de cette mesure a-t-il été l’extraordinaire santé morale de Paris, qui a donné le ton au pays entier et qui, maintenant, est assez florissante et assez vigoureuse pour affronter le spectacle de toutes les misères. Et que de misères ! Chaque jour, sur le trottoir, s’accroit le nombre des silhouettes d’éclopés, et de pâles