Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/586

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais il y a une armée à Paris. Le premier détachement en est arrivé, il y a des mois, par ces jours sombres de septembre, lamentable arrière-garde de la retraite des Alliés sur Paris. Depuis lors, le nombre en a sans cesse augmenté, et le flot sordide s’est infiltré dans tous les courans de la vie parisienne. Partout, dans tous les quartiers, à toute heure, parmi la foule affairée des Parisiens au pas assuré et vigoureux, on voit ces gens à la démarche lente, le regard fermé, hommes et femmes portant sur le dos des paquets misérables, traînant sur le pavé leurs souliers râpés, tirant par la main de pâles enfans, ou pressant contre leur épaule des marmots endormis, — la grande armée des Réfugiés. Impossible de confondre ou d’oublier ces visages. Quiconque a rencontré ces yeux pleins d’un muet ahurissement, ou cet autre regard angoissé où se voit le reflet de flammes et de ruines, ne peut secouer la hantise de cette vision. La physionomie des réfugiés fait partie de la physionomie de Paris. C’est l’ombre sur l’éclat du visage que la ville tourne vers l’ennemi. Ces pauvres gens ne sont pas de ceux qui peuvent, au-delà des frontières, pressentir le triomphe final : pour eux, le monde est borné par l’ombre de leur clocher. Ils labouraient et semaient, filaient et tissaient, et vaquaient à leurs humbles occupations, quand soudain d’épaisses ténèbres pleines de feu et de sang les ont enveloppés. Et maintenant les voilà au milieu de visages étrangers et d’habitudes nouvelles, seuls avec cette vision sanglante de foyers en flammes, d’enfans massacrés, de jeunes hommes traînés en esclavage, de vieillards foulés aux pieds par des soudards ivres de carnage, de prêtres assassinés au chevet des mourans. Ce sont ces gens qui par centaines attendent chaque jour aux portes des abris improvisés, et qui, en échange de tout ce qui fait la douceur de la vie, de ce qui la rend intelligible ou du moins supportable, reçoivent un lit de camp dans un dortoir, un bon de repas — et peut-être, les- jours de chance, une paire de chaussures éculées !

Et que font les Parisiens pendant ce temps-là ? D’abord, et c’est bon signe, ils affluent de nouveau dans les magasins, et surtout dans les grands magasins de nouveauté. Au début de la guerre il n’y avait pas de plus étrange spectacle que ces palais déserts où l’on s’égarait dans des kilomètres de marchandises sans acheteurs, à la recherche de vendeurs disparus.