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automobiles asthmatiques, de vénérables carrosses surannés que conduisent des cochers tout vêtus d’écarlate. Des morceaux de la rue rappellent Paris, d’autres la Broadway de New-York, et d’autres encore les quartiers misérables de l’East End de Londres : mais l’ensemble n’en constitue pas moins quelque chose d’unique, quelque chose d’étrangement brutal et déplaisant.


Tel était, en tout cas, le Pétersbourg d’hier, la ville profondément « germanisée » d’où 16 000 Allemands avaient encore été renvoyés pendant les quelques jours de la visite de M. Graham. Mais, sous ce passé mort, à chaque instant, l’écrivain anglais a eu l’heureuse surprise d’apercevoir des traces vivantes du « jeune présent » de Petrograd. Dans toutes les rues, par exemple, il a été accosté par d’aimables jeunes femmes qui lui tendaient des journaux en lui disant : « Achetez-moi les dernières nouvelles pour des vêtemens chauds ! » En même temps, il lisait sur tous les murs des placards contenant simplement ces touchantes paroles : Il fait bien froid dans les tranchées ! Les charmantes vendeuses, — dont plus d’une sans doute, la veille, s’était enorgueillie d’appartenir à quelque complot « nihiliste, » — employaient maintenant tout le produit de leur vente à pourvoir de « vêtemens chauds » leurs humbles frères, les soldats des « tranchées. » Et M. Graham nous décrit l’impatience fiévreuse avec laquelle tous les habitans de la ville attendaient chacune des nombreuses éditions des journaux. « Quelque part, derrière cette foule, le Tsar, lui aussi, attend les nouvelles ; et il est le premier de tous à les recevoir, et, lorsque lui arrivent de bonnes nouvelles, il commande qu’elles soient aussitôt publiées. Alors les feuilles supplémentaires se répandent partout ; et, dans les théâtres, l’acteur favori s’avance sur la scène et arrête la musique de l’orchestre. Un moment, s’il vous plaît, messieurs les musiciens/… Grande victoire en Pologne !… Que Dieu sauve notre Tsar ! »


T. DE WYZEWA.