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eux-mêmes ne se sont pleinement rendu compte jusqu’au jour de l’entrée en guerre contre l’Allemagne ; et cependant c’est chose certaine que, ce jour-là, l’on a vu se cristalliser soudain, à travers l’immense empire, un esprit d’unité nationale dont on aurait peine à retrouver l’équivalent dans l’histoire, présente ou passée, des autres pays. Voici, par exemple, à quelle scène il m’a été donné d’assister en septembre dernier, un peu moins de dix ans après l’aventure tragique du 22 janvier 1905, et presque au même endroit :

Devant le Palais d’Hiver, dans l’immense demi-cercle que limitent les deux ailes de l’imposant édifice, plus de 100 000 personnes de toutes conditions se tenaient debout, durant des heures, attendant, avec un calme et une patience admirables, l’apparition de leur souverain. Et lorsque celui-ci, touché de cette démonstration toute spontanée, s’est montré au balcon qui dominait la place, aussitôt la foule entière s’est jetée à genoux, et a entonné l’hymne national. Pour la première fois, je crois bien, depuis le temps lointain de l’invasion du sol russe par Napoléon, la guerre actuelle a réussi à unir foncièrement le peuple et son Tsar ; et la puissance qui résulte toujours d’une semblable union s’est répandue tout de suite d’un bout à l’autre de l’empire, depuis les rives du littoral Pacifique jusqu’à la frontière allemande.

Sur quoi un observateur superficiel sera tenté de dire : « Oui, c’est toujours ainsi au commencement d’une guerre : mais cette unité improvisée aura vite fait de se rompre ! » Or, ce qu’il y a précisément de grand et de significatif dans la nouvelle unité russe est que celle-ci, bien loin de se rompre à mesure que les mois s’écoulaient, n’a fait que s’accroître sans arrêt depuis le premier jour ; et sa croissance a revêtu un caractère étrangement recueilli et, solennel, qui continue à s’exprimer, aujourd’hui encore, par le sacrifice de millions d’humbles existences sur l’autel d’un sentiment national trop longtemps assoupi.


J’ai tiré ce passage du livre nouveau d’un journaliste américain, M. Stanley Washburn, qui, depuis la déclaration de guerre, a été envoyé sur le « front » russe par le Times de Londres, et qui s’est trouvé faire partie du très petit nombre de privilégiés autorisés par l’état-major du grand-duc Nicolas à suivre, — d’assez loin, il est vrai, et toujours avec un recul de plusieurs semaines, — l’émouvante série des opérations militaires. M. Washburn avait assisté déjà, pareillement, aux opérations de l’armée russe en Mandchourie, il y a dix ans : mais sans doute les souvenirs qu’il en avait rapportés n’avaient pas suffi à détruire pleinement, dans son cœur, les préventions que nourrissaient volontiers, jusqu’ici, ses compatriotes à l’égard du gouvernement et du peuple russes. Car le fait est que, maintenant encore, les premières impressions que nous décrit son volume trahissent un peu le sentiment de malaise d’un étranger qui, tout en se voyant contraint d’admirer l’ « union » merveilleuse dont