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de cet « amour taciturne et toujours menacé » dont a parlé le poète. Alors le passant attardé crut entendre monter de la rivière la ritournelle funèbre qui conduit le cadavre de Comminge, et tout bas, mais avec ferveur, écartant le présage de mort, il implora de Dieu le salut de la cité et de la patrie.

Si français, et même, et surtout parisien qu’il ait été, nous ne saurions attendre d’Auber des impressions de ce genre. Gardons-nous cependant de le mépriser. La douce France, qui n’est jamais faible, est spirituelle souvent, et la musique d’Auber, avec peu de cœur, eut bien de l’esprit. Et puis elle n’était pas dupe, fût-ce d’elle-même, et là n’est pas son moindre agrément. Bien prise en sa petite taille, elle ne prétend pas se hausser. Le Domino noir demeure une comédie musicale aimable et romanesque, d’action et d’intrigue, non de caractère, mais d’ingénieuse intrigue et d’action divertissante. Peut-être aussi de mœurs, au troisième acte, où la vie de couvent, d’un couvent de nonnes, est figurée, ou plutôt imaginée, avec une indulgente autant qu’inoffensive ironie. On dirait un conte de La Fontaine, en musique, et qui serait décent. Une fois au moins, on y trouverait, dans ce charmant troisième acte, une petite, oh ! toute petite flamme de sentiment et de poésie. Rappelez-vous le cantique d’Angèle. Par la grâce, la sensibilité discrète, avivée à la fin, sur la dernière note, il est purement français. Cantique de catéchisme, pour les jeunes filles de la persévérance, il ne serait peut-être pas indigne d’un sujet, ou d’une situation, et d’une poésie plus relevée : celle des chœurs d’Esther ou d’Athalie. Et voilà sans doute la seule mélodie d’Auber qui, sur des vers de Racine, mériterait d’être chantée. Par d’autres qualités encore, légères, il est vrai, la musique d’Auber est bien nôtre. L’esprit d’Auber, a dit un jour, avec finesse, le regretté comte Delaborde, était cet esprit « qui sait, à force de bon sens et de bonne grâce, donner à l’idéal lui-même une signification pratique, exacte. » Auber avait dit auparavant d’un de ses confrères, plus poète et moins musicien que lui-même : « Je l’attends quand il voudra faire chanter des chaises et des fauteuils. » Le musicien du Domino noir n’a presque jamais voulu faire davantage. Pendant un demi-siècle, il a tenu cette gageure, — et il l’a gagnée, — de faire chanter, à la faveur et comme sous le voile d’imaginations et d’aventures extraordinaires, les choses les plus médiocres, et, pour ainsi dire l’ordinaire, le matériel ou le mobilier de la vie. Voilà « la signification pratique et nette » de son art. En voilà le réalisme, par où, comme d’autres le sont par l’idéal, Auber est un musicien français.