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course échevelée, les chevaux s’excitaient l’un l’autre, les agoyates[1], qui couraient après pour tâcher de les arrêter, ne faisaient au contraire que les stimuler. Curzon levait les bras au ciel en voyant ses dessins et ses cartons s’enfuir, et Lefteri, plus inquiet du sort de ses chevaux que du nôtre, suivait de l’œil notre course vagabonde. Le cheval de Curzon disparaît bientôt à nos yeux, le cheval de bagages sème sur sa route tout ce qu’il portait sur son dos, mes cartons d’abord fort mal attachés et qui tombaient à dix pas de nous, puis des débris d’assiettes, de chambre claire, de vêtemens et de papiers qui s’envolaient. About continuait avec son cheval son galop furibond, pendant que Curzon, resté au loin derrière nous, interrogeait tous les buissons pour retrouver les objets perdus.

« Quant à moi, ayant depuis longtemps quitté le chemin frayé, je courais à toute bride au milieu des champs et à la suite des autres ; ma pipe me gêne pour tenir la bride, je la fourre dans ma poche ; mon chapeau s’envolait, j’étais forcé de le retenir d’une main, je m’en débarrasse en le jetant par terre ; et alors, libre des deux mains, je tire tant que je puis sur la bride : mais c’est comme si je chantais, la vitesse est toujours aussi grande. J’arrive enfin à dix pas d’un ravin de douze pieds de large et de huit de profondeur ; si mon cheval saute pardessus ou par dedans, je suis certainement roulé et jeté en bas, la tête la première. Je retire mes pieds des étriers, tout prêt à sauter avant d’être sur le fossé, puis, tirant de toutes mes forces la bride à droite, je force le cheval à tourner la tête ; il fait deux ou trois ronds sur lui-même, se cabre et finalement s’arrête. Je ne perds pas de temps et descends aussitôt, pas fâché du tout de me sentir sur mes jambes. Lefteri arrive, je lui remets la garde de mon diable de cheval et vais à la recherche de mon chapeau et de mes bagages. Je trouve le premier et quelques parties des seconds. Curzon était encore au loin, suivant la trace de notre passage et ramassant par-ci par-là quelques épaves. Je trouve encore un pinchart[2], une paire de bas, et m’en vais alors tout inquiet à la recherche d’About, depuis longtemps disparu. Dix minutes après, je l’aperçois enfin se détachant sur le bord de la mer et revenant sans cheval et ayant l’air un peu éclopé. Lefteri, le voyant revenir à pied, prend à

  1. Guide des voyageurs.
  2. Siège pliant sur lequel les peintres s’assoient pour travailler en plein air.