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France n’ait plus d’un reproche à s’adresser à elle-même. Il n’y a d’ailleurs pas à craindre qu’elle meure dans l’impénitence finale. La guerre l’a éclairée elle aussi. La « barbarie savante » qui nous arrive d’Allemagne, et dont elle vient d’avoir la brusque révélation, l’a fait reculer d’horreur. Elle s’est ressaisie. Grâce en partie à elle, la critique française va retrouver sa vivante et si humaine tradition, - — une tradition dont elle est très loin d’avoir épuisé toutes les ressources. Sans cesser d’être précise, exacte, érudite même, s’il le faut, et autant qu’il le faudra, elle saura ne pas se contenter de ces qualités négatives ; elle n’aura pas peur des idées, et elle gardera le sens de l’art ; elle entretiendra avec piété le culte des chefs-d’œuvre et des grands écrivains ; elle sera accueillante au jeune talent ; elle l’aidera à dégager son originalité, elle lui en donnera une claire conscience ; elle l’imposera au public ; elle dédaignera la camaraderie, et son autorité sera faite de sa conscience et de son indépendance ; enfin, elle se mêlera passionnément à la vie, et, de tout son pouvoir, elle travaillera à la diffusion des idées et des sentimens sans lesquels un grand peuple est voué à une irrémédiable décadence. Entendue ainsi, la critique n’est pas un divertissement de cuistres, et elle a un rôle à jouer, non seulement dans la littérature, mais dans la vie nationale. Bacon définissait l’art « l’homme ajouté à la nature ; » je définirais volontiers la critique, — celle de demain comme celle d’hier, — l’homme ajouté aux livres, homo additus libris.

Il n’y a pas de vraie critique sans un peu de philosophie, et la philosophie touche de trop près à la littérature pour ne pas suivre, — ou précéder, — cette dernière dans son évolution. Il est infiniment probable que la philosophie que nous allons voir, je ne dis pas naître, — car elle est déjà née, — mais se développer, au lieu d’être, comme celle qui l’avait précédée, une philosophie presque purement intellectualiste, sera essentiellement une philosophie de la vie. Elle ne se jouera pas à la surface, et, en quelque sorte, au seuil de la réalité ; elle s’efforcera d’en saisir l’intimité profonde. Elle n’ignorera, certes, pas la science ; mais elle la dépassera, et elle la critiquera ; elle ne se laissera pas asservir à cet épais scientisme qu’on a élaboré en Allemagne et dont quelques grands esprits de chez nous ont, jadis, été dupes ; rien de ce qui intéresse l’homme ne lui restera étranger ; elle aura une curiosité passionnée de la vie morale et