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MicheIet, à professer l’horreur du talent et le culte, disons mieux, la superstition du « document. » Il était convenu que l’histoire devait être une science, c’est-à-dire une nomenclature de faits et une juxtaposition de textes documentaires. Et l’on « compilait, compilait, compilait ; » et l’on entassait les uns sur les autres les livres illisibles. Il est à croire que cette douce manie nous passera ; que nous nous apercevrons, à la lumière des faits contemporains, que l’histoire est chose vivante, et que, pour reproduire tout le mouvement de la vie, les ressources de l’art et celles mêmes de la philosophie ne doivent pas inutilement s’ajouter à l’exacte connaissance des pièces d’archives. Et pareillement, il faut espérer que nous en avons fini avec certain préjugé pacifiste qui s’était glissé un peu partout, et notamment dans les divers programmes d’enseignement universitaire. On déclarait gravement que les temps étaient abolis de ce que l’on appelait « l’histoire-batailles, » et qu’à cette conception gothique il fallait en substituer une autre plus philosophique, plus moderne et plus humaine. Et l’on s’écriait : « Place à l’histoire des institutions et des mœurs ! Place à l’histoire de la civilisation ! » Comme si un demi-siècle d’histoire de France et d’histoire d’Allemagne, — disons mieux, comme si un demi-siècle d’histoire européenne n’avait pas été « conditionné » par la bataille de Sedan ! Nous tous qui, pendant la semaine tragique qui a précédé la bataille de la Marne, avons senti, — avec quelle angoisse ! — que c’était le sort même de la civilisation française qui allait se jouer là, une fois de plus, dans les champs catalauniques, entre les successeurs des Huns et les descendans des Gallo-Romains, nous ne répéterons plus pareille niaiserie. Sans vouloir tout réduire dans l’histoire à « l’histoire-batailles, » nous saurons, dans l’histoire générale de la civilisation humaine, faire à « l’histoire-batailles » la place à laquelle elle a droit. Et s’il se trouve un nouvel Henry Houssayc pour nous conter avec la maîtrise que nous souhaitons les campagnes de 1914-1915, nous lui ferons un succès analogue à celui qui a salué l’apparition des livres sur 1814 et 1815. Le sujet est de ceux qui appelleraient un nouveau Thucydide[1].

  1. « Ce n’est point à l’espionnage que nous avons recours pour faire la guerre ; ce n’est point à des tromperies préparées en temps de paix. C’est dans notre courage que nous mettons notre confiance. Nos ennemis, longtemps à l’avance, s’astreignent à une discipline brutale et inhumaine. Nous, au contraire, nous vivons sans contrainte. Cependant, à l’heure du danger, nous ne sommes pas moins valeureux que nos adversaires.
    « Et si nous aimons mieux courir au péril le sourire aux lèvres qu’avec un front soucieux, n’avons-nous pas du moins l’avantage de ne pas nous tourmenter à l’avance des maux qui nous attendent ?
    « Même ceux d’entre nous dont la vie n’avait pas été exemplaire ont acquis, en mourant pour la patrie, le droit de n’être jugés que sur cette fin… Beaucoup de nos compatriotes menaient avant la guerre une existence facile et voluptueuse. Aucun d’eux pourtant n’a hésité à faire son devoir. Aucun n’a fui le danger. Pour punir d’infâmes agresseurs, tous ont jugé glorieux d’affronter le trépas… »
    Ce n’est pas un Français du XXe siècle qui parle ainsi ; c’est un Grec du Ve siècle avant notre ère ; c’est Thucydide, dans l’oraison funèbre des guerriers morts qu’il prête à Périclès.