Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des événemens bien plus graves qui s’accomplissaient dans la capitale et absorbaient l’attention de l’Europe et du corps diplomatique.

Le changement de ministère n’était évidemment que le prélude de changemens bien plus radicaux que méditait le parti de la Jeune-Turquie, dirigé par Midhat pacha et ouvertement soutenu par l’ambassadeur d’Angleterre. L’éloignement de Mahmoud Nédim pacha, que l’on savait jouir de la confiance et de la sympathie d’Abdul Aziz, et le fait que sa destitution était due à un mouvement de mécontentement populaire, n’ont pas manqué de porter atteinte au prestige de ce souverain, et de le mettre à la merci des gens qui détenaient réellement le pouvoir. Ils ne tardèrent pas à en profiter. Une conspiration, ourdie principalement par Midhat et le séraskier Hussein Avni pacha, prépara une révolte militaire, qui réussit sans que presque une seule goutte de sang fût versée, et amena sur le trône le neveu d’Abdul Aziz, Mourad V, fils aîné d’Abdul Medjid, prince dont on disait beaucoup de bien, qui avait la réputation d’être civilisé, intelligent, et surtout libéral. Les journaux grecs, qui acclamaient ce changement de règne, on ne sait pourquoi, prétendaient même que, dans un moment d’épanchement, Mourad aurait déclaré être disposé à se faire chrétien pour ressusciter en soi l’ancien empire de Byzance. La vérité est que la longue réclusion sous une surveillance sévère avait abruti le nouveau sultan. Il s’était adonné à la boisson ; le brusque revirement de fortune qui l’avait mis sur le trône et les circonstances dramatiques au milieu desquelles il y était monté avaient troublé ses nerfs déjà très détraqués. Ce qui semble l’avoir le plus impressionné, c’est qu’on est venu le tirer de son lit, par une horrible nuit de tempête et de pluie, le mettre dans une voiture et le conduire à travers tout Péra et tout Stamboul au séraskiérat, afin de l’y faire proclamer sultan par les troupes, pendant qu’à Dolma-Baghtché, d’où on l’avait emmené et qu’il avait vu cerné de soldats, Suleiman pacha, directeur de l’école militaire, forçait, à l’aide des élèves de cette école et d’un bataillon de troupes dont il avait su gagner les chefs, la porte de la chambre où dormait Abdul Aziz. Elle n’était gardée que par un factionnaire qui s’était bravement fait tuer sur place en la défendant. C’est Hussein Avni qui, en attendant, le revolver au poing, menait Mourad tremblant à Stamboul.