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clan et savait ainsi où ses gens se trouvaient. On le fît venir, il appela ses aides et, au bout de deux jours, la cour du consulat fut envahie par des centaines de pauvres Monténégrins, déguenillés, misérables, non armés, qui avaient tous quitté leur travail pour voler à la défense du consulat russe, décidés à se faire tuer pour nous, si cela était nécessaire. « Mais nous n’avons pas d’armes, disaient-ils, donnez-nous des fusils. » Nous n’en avions qu’une douzaine, je crois, à l’ambassade pour des cas imprévus. On leur dit qu’avec les armes privées qui se trouvaient chez les secrétaires et autres employés, on ne pourrait armer qu’une vingtaine d’entre eux. « Cela suffit, répondit le capitaine, les autres prendront les armes de ceux qui viendront nous attaquer. » Cette parole épique répondait entièrement au caractère chevaleresque de cette brave petite nation. Les Monténégrins étaient bivouaqués au milieu de la cour du consulat. On leur y alluma un grand feu : couchés par terre, ils y rôtissaient leurs moutons et chantaient leurs tristes airs nationaux. Cet aspect d’un camp de guerre en pleine capitale ottomane ne manquait pas d’attirer l’attention des passans. Des softas s’arrêtaient aussi avec curiosité pour voir ce qui se passait dans la cour, dont la grille était fermée ; mais dès qu’ils apercevaient le campement des Monténégrins, tous se sauvaient sans les contempler davantage.

Jusqu’à ce que toutes ces mesures, auxquelles est venu s’ajouter plus tard l’appel de seconds stationnaires, fussent prises, les événemens avaient marché, et il y eut un commencement de dénouement. On vint nous dire, le lendemain de la conversation avec le comte Zichy, que le Sultan, en se promenant selon son habitude en petite voiture sur les hauteurs de Yildiz, sans aucune espèce d’escorte, avait été arrêté par une bande de softas, qui voulurent lui présenter une pétition. Il leur fit dire de le joindre au palais, et là un chambellan fut chargé de leur demander ce qu’ils voulaient. Comme ils étaient très nombreux, on leur proposa de déléguer leurs chefs, avec qui on causerait. « Nous sommes tous chefs, » répondirent-ils, et ils finirent par remettre une pétition, où les abus de l’administration étaient sévèrement critiqués ; ils exigeaient un changement de ministère et même de régime. C’était le premier avertissement. Les softas partirent pacifiquement, non sans qu’on eût fait venir quelques soldats pour les éloigner.