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savoir ce qu’il fallait faire. L’hiver approchait : devait-on continuer le mouvement si on pouvait espérer d’être protégé, ou bien arrêter tout, chercher la conciliation, et considérer la tentative comme avortée ? « Que comptez-vous conseiller ? » demandai-je. — « Je suis fort gêné ! me répondit Ignatieff. Si je pouvais compter sur notre Ministère, je n’aurais pas hésité un instant à pousser en avant. Mais tel que je connais Gortchakof et les autres, ils sont capables de me lâcher, et je ne voudrais pas compromettre ces pauvres gens. D’autre part, les abandonner maintenant me paraît aussi fort dur ! Enfin, je vais voir… » Ce que l’ambassadeur avait trouvé n’était malheureusement qu’une demi-mesure, qui n’amena rien de bon. Le Ministère voulait bien aider les insurgés et peser sur la Porte, mais d’accord avec les Puissances, surtout avec l’Autriche, — et n’aller en aucun cas au-delà de la représentation diplomatique et d’une pression morale. Le général Ignatieff eut une longue audience du Sultan et en rapporta l’acquiescement d’Abdul Aziz à des réformes en faveur des chrétiens, mais à la condition qu’elles se fissent sous l’égide de la Russie seule. Il consentait à suivre nos conseils, nous abandonnait le soin de diriger le mouvement réformateur, auquel il adhérait en principe, mais il se refusait absolument à se soumettre à l’Europe et à agir sous sa direction collective. Tel était du moins le sens des rapports que l’ambassadeur adressa à ce sujet au Ministère. Il y en avait trois surtout, d’un volume énorme, que je m’étais donné toutes les peines du monde pour rédiger au mieux de mes forces. J’y exposais, sur les indications du général et sous son inspiration, dans des termes souvent éloquens, la nécessité de venir au secours des chrétiens et les inconvéniens, pour ne pas dire l’inutilité et le danger d’agir dans cette affaire de concert avec l’Europe et surtout avec l’Autriche. C’était mon intime conviction : aussi mettais-je mon cœur à l’exposer. Je crois que les événemens nous ont donné raison depuis, au comte Ignatieff et à moi.

Où je me séparais de l’ambassadeur, c’était dans l’idée qu’il avait de pouvoir conjurer le danger d’une crise orientale au moyen de réformes, obtenues du Sultan par la Russie et exécutées sous notre contrôle. Elles seraient nécessairement imparfaites, pensais-je, et nous assumions la responsabilité de leurs imperfections. Le général, lui, ne voyait, selon son