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Athéniens de la ville se croiraient déshonorés de porter un fardeau. Ils vont faire les beaux dans la ville et s’étaler au soleil dans leur brillant costume : voilà la seule occupation qui leur semble digne d’eux. Il y a plus d’honorabilité (barbarisme anglais) dans un ouvrier de Liverpool, noir de charbon, que dans cinquante de ces gens d’opéra-comique qui pavent les rues ici. Mais je ne veux pas en dire trop de mal avant d’avoir fait plus ample connaissance : je ne suis ici que de ce matin. Et s’il faut se garder de juger un homme à première vue, à plus forte raison quand il s’agit d’un peuple. Cependant, quand vous voyez un homme qui sort en savates, vous avez quelque droit de penser mal de lui ; de même pour une nation : et ici, la ville et la campagne sont en savates.

« Avant de rencontrer le peuple grec et ses pompeux haillons, j’ai vu en passant un peuple bien curieux, les Maltais. Malte est une île italienne au pouvoir des Anglais : c’est assez vous dire qu’elle est propre, quoique italienne. L’île est un rendez-vous de tous les navires qui passent dans la Méditerranée ; c’est un point central où l’Orient et l’Occident se donnent la main. Il est vraiment curieux d’y voir l’Occident en habit anglais, raide, actif, réglé dans tous ses mouvemens ; et l’Orient vêtu de ses amples étoffes, indolent, au moins en apparence, et vautré partout au soleil. Ces Maltais sont encore bien plus Arabes qu’Italiens ; leur italien leur sort de la gorge ; on le reconnaît à peine. Les figures ont le type arabe fortement marqué ; on croit rencontrer Abd-el-Kader dans tous les bateliers : des têtes superbes. Je parle des hommes : les femmes se cachent dans une mante noire et elles font bien. Tout ce peuple est fort et robuste ; les Maltais sont les portefaix de tout l’Orient. Mais l’intelligence et la véritable activité leur manquent. Ils ne travaillent que forcés par la faim ; et, la tâche finie, ils se couchent au soleil. Ce ne sont pas encore là les modèles que je vous proposerais, si j’étais en droit de vous proposer des modèles. Mais j’oublie toujours que le temps n’est plus où j’avais le plaisir de vous donner des leçons ; et que je me suis remplacé moi-même par des maîtres qui valent mieux que moi. Je tiens beaucoup à ce que vous me rendiez cette justice, que je ne cherche pas à me faire valoir par les contrastes, et que je travaille plus à me faire oublier qu’à me faire regretter. J’espère, à mon retour en France, vous voir non seulement bachelier (c’est un jeu