Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tradition romaine adoucie et assouplie par une morale plus humaine, chez les stoïciens de l’époque impériale, nous allons rencontrer la philanthropie grecque modérée et en quelque sorte « nationalisée » par un patriotisme vigilant.

C’est ainsi que Sénèque, qui reproduit souvent les théories humanitaires des Chrysippe et des Zénon, ne se laisse cependant pas complètement dominer par elles. Certes, il en retient tout ce qu’elles ont de noble. Il est parmi ceux qui ont parlé avec le plus d’élévation de la fraternité entre tous les hommes, caritas generis humani, et de l’insignifiance des divisions conventionnelles qui les séparent : « Que l’homme est ridicule avec ses frontières ! Quoi ? le Dace ne passera pas le Danube ? le Strymon servira de borne à la Thrace ? l’Euphrate sera notre barrière contre les Parthes ? le Danube séparera les Sarmates de l’Empire romain ? le Rhin marquera où s’arrête la Germanie ?… Donnez aux fourmis l’intelligence des hommes : elles tailleront cent provinces dans une plate-bande ! » Il rappelle à chaque occasion les devoirs que chacun de nous a envers tous ses semblables, de quelque race et de quelque langue qu’ils soient. S’il est exilé, il se console en se disant qu’un être humain n’est jamais isolé nulle part ; il ne pense pas que les bannis doivent toujours « tendre l’âme et les yeux » vers leur pays natal, ni se préoccuper d’y être ensevelis. Pour sa part, en homme revenu de tous les préjugés, il crie bien haut : « Je ne suis pas né pour un petit coin de terre ; ma patrie, c’est le monde entier. » Eh bien, non ! sa patrie, c’est Rome. Quoi qu’il en dise à certaines heures, il ne cesse pas de l’aimer de préférence au reste de l’univers, ni de travailler, ou de faire travailler les autres, pour son salut ou pour sa gloire. Dans tout ce qu’il écrit, il ne se montre nullement indifférent aux destinées de l’Empire ; il presse ou félicite ses jeunes disciples, un Lucilius, un Sérénus, de le servir de leur mieux. Lui-même, lorsque l’occasion lui en est offerte, n’hésite pas à mettre la main aux affaires publiques, et, sans abdiquer sa philosophie, les manie en homme d’Etat soucieux de la grandeur de son pays. Sous son impulsion, le gouvernement de Néron n’entreprend pas sans doute de nouvelles conquêtes (car la domination romaine est bien assez étendue, et, à vouloir l’amplifier encore, on risquerait de la compromettre) ; mais il répugne autant aux capitulations déshonorantes qu’aux aventures téméraires, et de vigoureuses campagnes contre