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une partie des peuples vaincus : les Gracques, le tribun Drusus ; mais ces velléités sont peut-être ce qui a causé leur ruine, car, en même temps qu’elles avivaient contre eux les rancunes de la noblesse, elles décourageaient la sympathie fragile et hésitante de la plèbe. Caïus Gracchus, notamment, est devenu suspect au peuple le jour où il a parlé de conférer le droit de citoyen aux Italiens, et ce projet, pourtant si conforme aux vrais intérêts de Rome en même temps qu’aux sains principes de moralité politique, est sans doute la cause première de son échec et de sa mort. Un peu plus tard, le Sénat déclare qu’on ne peut reprendre cette proposition sans être qualifié ipso facto d’ennemi public, et nulle voix ne proteste, pas plus dans le peuple que parmi les grands, contre ce décret où revit toute l’âpre fierté du patriotisme local de jadis.

Quant aux penseurs, aux philosophes, déjà assez nombreux dans les derniers siècles de la République, nous ne savons si, dans leur for intérieur, ils font des réserves sur la politique de guerres et de conquêtes, mais toujours est-il qu’ils ne les expriment pas, et il est bien douteux qu’elles se présentent même à leur esprit. N’en cherchons pas d’autre exemple que cet Ennius qui a été, un siècle et demi avant Cicéron et Lucrèce, le créateur de la littérature philosophique latine. Sur tous les points, sauf un, — celui qui nous intéresse, — il apparaît très affranchi des traditions romaines. Il parle avec indépendance, avec irrévérence même, des croyances religieuses et des cérémonies consacrées : il proclame sans se gêner que les devins sont des fourbes, et les dieux de simples mortels. Son théâtre, tout imprégné de libre pensée, rappelle Euripide et annonce Voltaire. Or, dès qu’il s’agit de la grandeur de Rome et de sa lutte contre les autres peuples, ce hardi penseur, — qui n’est pourtant pas né citoyen romain, mais qui l’est devenu avec joie, avec passion, — se révèle comme le plus pieux admirateur du passé. C’est à célébrer la patrie latine qu’il consacre son ouvrage le plus considérable, les Annales. Il la salue, en termes enthousiastes, dans son fabuleux fondateur Romulus ; il énumère complaisamment les batailles qu’elle a livrées et les nations qu’elle a soumises ; il proclame que c’est à ses vieilles traditions qu’elle doit sa force, moribus antiquis stat res romana ; il exalte enfin son plus récent champion, Scipion l’Africain, à qui il fait prononcer ces paroles vibrantes d’orgueil militaire et national :